Le "Roman de l’au-delà" de Matthias Politycki commence comme un ordinaire drame de la vie mais un drame d'une inquiétante étrangeté.
Un matin, un professeur septuagénaire découvre sa tendre épouse assise au bureau, comme à son habitude, devant des manuscrits, la plume à la main. Mais elle est morte. Comme assoupie dans un dernier sommeil.
Effondré, l'homme a compris mais au lieu de quérir un médecin, il la manipule pour lui donner une position plus chrétienne tout en pensant au serment qui les unissait, celui de s'attendre pour le dernier voyage vers l'île des morts.
Car le professeur Hinrich Schepp et sa femme, Dorothee Wilhelmine Renate, comtesse de Haglestein, surnommée Doro, s'étaient rencontrés et unis quarante ans auparavant en scellant un pacte inhabituel.
Lui, humble étudiant issu de la petite bourgeoisie, myope comme une chauffrette, ver de terre auprès d'une étoile, était tombé amoureux fou d'elle, belle et brillante sinologue réputée qui s'absorbait dans la méditation taoiste.
Elle, elle était terrorisée non pas tant par la mort physique que par le fameux "passage" qui menait à la purification de l'âme et qu'elle se représentait, fortement impressionnée par une peinture vue dans un musée qui reprenait l'iconographie de la peinture symboliste, sans doute "L'île des morts" de Arnold Böcklin comme l'indique la 4ème de couverture, comme la traversée solitaire, angoissante et impossible d'un lac immobile dans un paysage terrifiant par sa surréalité figée.
Elle lui avait demandé d'être son passeur, celui qui l'attendrait ou qu'elle attendrait après la mort avant de s'embarquer pour tenter à deux l'ultime périple. Il avait accepté plus par pragmatisme intéressé que par conviction, ne partageant pas cette forme de mysticité profane et elle avait abandonné sa propre carrière pour se consacrer à celle de son mari dont elle est devenue la conseillère et la correctrice avisée.
Près du corps encore chaud, le professeur se trouve confronté à la réflexion sur la possibilité de cet au-delà et à la tendre figure de sa femme l'attendant sur la rive tant redoutée jusqu'au moment où, revenant près du bureau, il prend connaissance des derniers mots qu'elle a écrit avant d'être saisie par la mort.
Et là, brutalement, tout bascule : "Dès que Schepp commençait à lire ici ou là, une perplexité maussade l'envahissait. Puis un chagrin perplexe, et bientôt un dépit flagrant. La toute dernière page n'était tout simplement pas supportable".
Tout bascule pour lui comme pour le lecteur.
Pour lui parce que la découverte non seulement du document sur lequel elle travaillait, un vieux texte d'un roman inachevé qu'il avait écrit dans sa jeunesse, mais des annotations qu'elle y avait portées révèlent la face cachée d'une femme qu'il voyait comme une modèle de douceur et de discrétion et détachée des basses contingences terrestres.
Pour le lecteur car Matthias Polyticki a savamment érigé, par fragmentation de la réalité et mise en abîme, un roman en mille feuilles et à géométrie variable qui tient, entre onirisme, métaphysique et folie, du récit de révélation (celle du secret de la vie d'un couple basée sur le non-dit et le mensonge), du roman à suspense (quant à la mort naturelle de l'épouse) et de la réflexion sur l'amour (l'aveuglement et la déception, le mirage de l'amour absolu et éternel).
A aucun moment, le lecteur captivé, et captif, comme sous influence d'une structure narrative atypique totalement maîtrisée, ne peut en anticiper le déroulement, ni, a fortiori, le dénouement, au demeurant pluriel.
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