Tragédie de Albert Camus, mise en scène de Franck Delage, avec Anne Barthel, Gérard Cheylus, Emilie Duchênoy, Bertrand Monbaylet et Marie Véronique Raban.
Dans "Le malentendu", Albert Camus met en scène, sous forme de tragédie moderne, sa conception du monde et de la condition humaine, celle d'un homme essentiellement douloureux, souffrant, soumis au jeu social qui induit le malentendu, condamné à une solitude terrestre absolue et abandonné de Dieu.
Sur la déclinaison du canevas de la parabole du fils prodigue, et avec un renversement de la symbolique de l'eau, il agrège autour du thème central de l'incommunicabilité, les thématiques du besoin d’amour, de la révolte comme réponse à l’absurdité de la condition humaine face au rêve d’un bonheur par essence inaccessible, de la détresse existentielle et de la déréliction.
Dans une ville glauque et pluvieuse de Bohême, une modeste auberge est tenue par deux femmes, la mère et la fille, qui assassinent les rares voyageurs qui s'y arrêtent. Pas des meurtres compulsifs, sanguinaires ou cathartiques mais des meurtres prémédités pour une mort propre et douce, les hommes drogués sont jetés à la rivière, pour les dépouiller de leur argent et réaliser le rêve d'une "vie libre au soleil devant la mer".
Et un jour, se présente, sous couvert d’un voyageur ordinaire, le fils de retour d’une si longue absence que les femmes ne le reconnaissent pas, même si la mère pressent la singularité funeste qui émane de cet étranger. Et un nouveau drame risque de se perpétrer sous la lourde présence d'un serviteur muet à la présence pour le moins étrange.
Franck Delage signe une mise en scène au cordeau qui repose sur une vraie compréhension du texte, notamment quant à sa forme dramaturgique qualifiée de théâtre interne à double circulation, et l'interprétation sans faille d'une distribution émérite qui ne verse jamais dans le pathétisme illustratif ou l'intellectualisme distancié.
Anne Barthel et Marie Véronique Raban parviennent immédiatement, dès les premières répliques, à instaurer le climat d’enfermement délétère, essentiellement mental, qui règne dans le lieu, sorte de no man’s land qui fonctionne comme un huis clos entropique qui aspire le spectateur et le place sous une oppressante tension dramatique, et à incarner la dimension tragique du lien pathologique autour du rituel meurtrier qui s’est noué entre la fille, qui attend tout d’une vie future rêvée, et la mère, anéantie sous le poids de la vie vécue.
Marie Véronique Raban incarne avec beaucoup de véracité et de subtilité dans le jeu la mère devenue lasse, qui aspire à l'absence au monde, et qui révèle, sous l'apparente et pragmatique docilité de la complice une indifférence affective envers celle qui se croît sa compagne de vie.
Comédienne accomplie, Anne Barthel, dans le rôle de la fille écorchée vive, murée dans une douleur irraisonnée, sublime cette figure tragique par excellence, victime expiatoire consumée par sa révolte, pour laquelle il n'y aura pas de rédemption mais une chute encore plus dure, l'abandon ultime, celui de la mère.
Bertrand Monbaylet incarne parfaitement le malaise lié au remords et l’impossibilité dans lequel se trouve le fils, que son épouse (Emilie Duchênoy toutà fait juste) met vainement en garde contre la dissimulation, à dire clairement et simplement les choses.
Et Gérard Cheylus, crinière blanche et stature impassible, sert parfaitement l'ambiguïté du serviteur, spectateur indifférent, témoin muet ou factotum du destin, dont le rôle se dévoile avec les paroles conclusives qu'il prononce et qui résonnent comme la dalle fermant le caveau d'une pierre tombale. |