Comédie dramatique de Moritz Rinke,
mise en scène de Lisa Wurmser, avec Jean-Louis Cordina,
Guillaume Fafiotte,
Camille Grandville,
Michel Hermon, Jean Lescot,
Stéphane Mercoyrol,
Fannie Outeiro,
Pierre Poirot et
Jacques Verzier.
Lisa Wurmser réussit un beau challenge en mettant en scène "Vineta, la république des utopies", un texte du jeune auteur dramatique allemand Mortiz Rinke, qui se présente comme une fable politico-sociale sur les dérives constatées dans le monde du travail, induites par l'avatar contemporain de l'organisation scientifique du travail qu'est le management, résultant de l'utilisation perverse de certaines sciences humaines et l'impact, en termes de déstabilisation et de manipulation des individus, des techniques de communication non verbales.
Avec une intrigue à double sens à fonction satirique et morale, changeant de registre de façon tout aussi inattendue qu’improbable, une spirale baroque à la palette extrêmement large, du burlesque à la tragi-comédie en passant par la tragédie et le délire surréaliste, Mortiz Rinke use, en réalité, de l'apologue.
Dans un lieu tenu secret, une nébuleuse multinationale a réuni un aréopage trié sur le volet constituant le staff de planification projective pour un brainstorming de haut niveau autour d'un projet présenté comme le projet du millénaire, celui de l'édification d'une cité thématique qui recenserait toutes les grandes utopies de l'humanité, et pour les heureux récipiendaires, comme le projet d'une vie.
Mais au cours de cette pharaonique entreprise, soumise aux diktats du factotum du commanditaire et à d'étranges atermoiements qui exacerbent les conflits de personnes, s'insinuent un doute sur sa réalité ainsi qu'une inquiétante étrangeté notamment quant au comportement obsessionnel, et parfois irrationnel, des soumissionnaires. Ne s'agirait-il pas d'un leurre à double sens, tant pour ces derniers que pour les spectateurs ?
Avec une distribution parfaite au regard des emplois, la mise en scène de Lisa Wurmser parvient à donner toute son ampleur à cette fiction allégorique sur fond de satire particulièrement noire et à enchaîner les changements de couleur dramatique avec fluidité tout en créant des ruptures mentales qui ménage le suspense et en distillant efficacement des bulles jubilatoires.
Sur un texte acéré comme le fil du rasoir, les comédiens parviennent à jouer les funambules en délivrant des partitions exemplaires autour de l'énigmatique "docteur" Léonard qui dirige cette "folle" entreprise, et auquel Michel Hermon prête son talent et une longiligne silhouette de Docteur Mabuse, assisté d'une sémillante secrétaire aux allures de pin-up des années 50 (Fanny Outeiro délicieuse).
Se débattent ainsi un directeur d'agence pour l'emploi aphasique obsédé par l'ordonnancement alphabétique de son fichier et bucolique cueilleur de tournesols (Jean Lescot attendrissant), un architecte visionnaire de la contre-modernité (Stéphane Mercoyrol ténébreux), un urbaniste guérillero du béton et de l'acier (Guillaume Fafiotte convaincant), un histrion planificateur jongleur d'acronymes (Jacques Verzier époustouflant), un maire abêti obsédé par l'édification d'un réseau de tunnels sous marins (Pierre Poirot lunaire), un capitaine de marine marchande qui se prend pour le capitaine Achab (Jean-Louis Cordina truculent) et sa femme incarnation de la brusque irruption de la réalité (Camille Grandville irrésistible). Et le drame guette sournoisement sous le rire. |