"Alors, ça
gaze ou quoi ?" La voix de mon pote Alain - qui a délaissé
les manettes de l'Espace Vauban pour un petite escapade sur la scène
découverte au bout du monde - réussit à peine
à me sortir de ma torpeur.
Je viens d'arriver à Crozon, autant dire au bout du monde,
pour le Festival du même nom, cinquième édition
et croyez-moi sur parole, il fait une chaleur digne de l'extrême
sud. Heureusement les organisateurs et Isabelle (l'eau qui rend
la vie plus belle) ont prévu le coup.
Je sors à peine de l'émotion des Vieilles Charrues
- putain de festival ! - que je remets le couvert ici. "Alors,
ça gaze ou quoi ?" Alain est en short sous la tente
de la régie et j'émerge doucement.
Premier rendez-vous du Festival, Lilgahon
ouvre la fête. Musique et tempo venus d'Afrique, Lilgahon
nous livre ses émotions toute en finesse avec une douce sensualité,
partagée entre les pays de son coeur, le Congo de son papa,
le Rwanda de sa maman, le Burundi où elle a grandi... et
puis la Bretagne puisque le groupe est originaire de Brest !
Le
public, d'abord nonchalant, se laisse aller au tempo et après
quelques titres, malgré le soleil qui donne sans mesure,
on voit ici et là des corps se dérider. Voilà
qui me rappelle un autre concert, il y a quelques mois de cela,
à Brest justement, avec Rokia Traoré.
On ne pouvait rêver meilleure ouverture pour ce Festival
que ce groupe jeune, multicolore, au diapason avec les envies du
public. C'était cool, c'était frais. La musique de
Lilgahon fait du bien par où elle passe et on n'a pas fini
d'en parler.
A quelques encablures de la scène découvertes, au
Cabaret c'est le premier concert de Nolwenn Korbell.
De loin la scène en question ressemble plus à un chapiteau
de cirque mais l'endroit a une vertu non négligeable par
cette chaleur écrasante. A l'abri du soleil, l'herbe y est
aussi fraiche que la température, le petit coin rêvé
donc pour une séance de farniente.
Mais
déjà du Cabaret monte une voix, toute en puissance,
celle de Nolwenn Korbell qui a gagné depuis belle lurette
son excellente réputation mais qui ne connaît sans
doute pas le succès qu'elle mérite. Nolwenn chante
en breton, c'est son choix, sa culture et ceci explique peut être
cela.
En tout cas, la belle est blonde et flamboyante. Le registre n'est
pourtant pas celui que je préfère mais je dois avouer
que sa puissance vocale et son indéniable charisme m'ont
scotché. Cette fille est un pur talent, capable d'exceller
dans tous les registres du chant.
Appuyée à la guitare par Soïg
Sibéril, Nolwenn donne toute sa démesure vocale.
On la dit fan de Tom Waits et on se
prend à imaginer comment sa voix pourrait servir un autre
registre blues, rock... dans la langue de Shakespeare, de Molière
ou d'un autre.
Les gens qui me connaissent le savent, je suis un enfant du rock.
Je suis tombé dans la marmite du rock anglais quand j'étais
tout petit, élevé au grain des Beatles,
des Stones, des Who,
j'en passe et quelques uns issus des meilleurs collèges de
Bath... Non, définitivement non, le biniou, la bombarde et
la cornemuse ne sont pas ma tasse de thé et je ne digère
pas le chouchenn.
N'empêche. Je crois savoir reconnaître un excellent
musicien d'où qu'il vienne et en traversant la prairie, il
ne fallait pas être grand clair pour reconnaître la
flûte à bec de l'incontournable
Carlos Nuñez. Et sur scène, même topo.
Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, ce musicien a cet incroyable talent
de faire lever la foule, de se l'accaparer, de la faire sienne.
Oui,
c'est ça, Carlos Nuñez est un magicien doublé
d'un fantastique showman. Qu'il ait en bouche une simple flûte
irlandaise ou une bombarde, Carlos fait le show, supporté
par une bande de musicos tous et toutes plus doués les uns
que les autres. Et ça marche !
Les mains se lèvent, la fièvre emporte le public
et Carlos triomphe, une fois de plus. Je suis éberlué
par l'enthousiasme débordant du public. En transcendant une
musique traditionnelle et en lui insufflant une pure énergie
qui n'appartient qu'à lui, Carlos Nuñez a inventé
un style.
Au fond, je vais vous dire. Nuñez a une âme de rocker
et c'est ça son secret. Yeah !
"Tu la connais toi, Hélène Barnesse ?"
J'aquiesce en précisant que son nom exact est
Ilene Barnes. Je raconte, donc, encore et encore, cette soirée
mémorable à l'Espace Vauban - même si rappelons-le
"soirée mémorable au Vauban" est désormais
un pléonasme - dont je garde des souvenirs émus, d'autant
que c'est l'un des rares concerts que je n'ai pas pu photographier,
tendinite oblige.
Bref,
j'ai gardé en moi cette présence, ce charisme, cette
magnificence.
Et, venue du profond de son âme, cette voix extraordinaire,
puissante, mélodieuse et à vrai dire absolument sublime.
Depuis ce concert, le temps a passé et la réputation
de voix d'or d'Ilene s'est répandu de scène en festival,
comme une traînée de poudre. L'ovation du public des
Vieilles Charrues 2004 raisonne encore dans les mémoires.
Je croise un ami sous le chapiteau qui est venu au Bout du Monde
exclusivement pour la prestation d'Ilene Barnes. Il est jovial parce
qu'il sait qu'Ilene se produira deux fois aujourd'hui, sous ce même
chapiteau.
La prestation ouvre sur un hommage a capella à Nina
Simone. La voix emplit le chapiteau, happe tout ce qui l'entoure
que déjà les spectateurs frissonent, sûrs qu'ils
sont déjà d'assister à un set d'une pure beauté.
Ilene est immense et pas seulement par la taille. Son regard, son
feeling, le timbre et la tessiture de sa voix sont à son
image. Définitivement uniques.
J'ai déjà tant écrit sur Rokia, d'ailleurs
vous voyez, on est devenu si familiers que désormais son
prénom à lui-seul me suffit ! Que de chemin parcouru
depuis le concert du Mac Orlan à Brest pour ce petit bout
de femme qui allie la puissance, le rythme, la voix mélodieuse,
la beauté, la sensualité !
Il y a quelques jours à peine, elle enflammait la scène
Glenmor aux Vieilles Charrues, allant jusqu'à renverser au
coeur même de la perfide Albion les têtes et les esprits
du public du festival Womad, cher à mon archange de prédilection,
excusez du peu !
Avec
Rokia Traoré, c'est un peu de son
Mali natal qu'elle emporte avec elle à chaque voyage, essaimant
la musique de sa terre d'Afrique partout où elle passe. Et
partout où j'ai eu la chance de la voir, le même enthousiasme
simple, la même candeur dans son regard, la même humilité
aussi.
Pour la petite histoire, j'ai assisté à la fin du
concert backstage, tant pour ne pas perdre une miette du spectacle
que pour ramener quelques clichés de la scène. Dans
la poignée de personnes qui m'entouraient, une femme était
assise à même le sol, pieds nus et semblait subjuguée
par le set de Rokia à tel point que ses yeux en brillaient
d'émotion.
En la regardant quitter l'arrière scène, j'ai entendu
un admirateur murmurer son nom. Joan Baez.
Le hasard fait les choses d'une drôle de façon. Je
sors du concert de Carlos Nuñez encore tout ébouriffé
par la prestation du galicien et je choisis de rester un moment
backstage pour ranger mon matériel. Une dizaine de minutes
plus tard, je me décide à rejoindre le cabaret.
La grande scène se prépare mais backstage il n'y
a plus personne quand je remonte vers la sortie. En face de moi,
j'aperçois une femme qui marche tranquillement, il me semble
la connaître et effectivement plus elle s'approche de moi
plus je me dis que décidément ce visage ne m'est pas
tout à fait inconnu. Je suis sur le point de la croiser et
ma mémoire consent enfin à mettre un nom sur ce visage.
Joan Baez.
Que
dire, que faire quand on croise une star de ce calibre ? Pour l'avoir
déjà vécu - avec B.B.
King - je me contente de la regarder, de lui sourire en tapotant
ma main droite sur mon coeur.
Ce geste discret l'a peut être touché, elle vient
vers moi et m'embrasse, comme un vieil ami. Emu, je baragouine un
"Thanks Joan, it's a great honor" qu'elle a déjà
disparu. Je reste là, planté, tout seul, réalisant
à peine ce qui vient de se passer.
Elle est maintenant sur scène, dédie une chanson
à Michael Moore, une chanson
qu'elle fredonnait en d'autres temps, en un autre lieu, un autre
festival, il y a presque tout juste 35 ans, à Woodstock.
Un gamin dans le public lance "il était sympa, Jimi
Hendrix ?" Joan Baez se marre doucement.
En deux ou trois titres, l'affaire est dans le sac. Au premier
rang, une fille est en pleurs, une autre viendra déposer
un bouquet de roses blanches devant la scène. Love and peace.
L'esprit de Woodstock est là, il survit, il brille encore
dans le regard clair de Joan Baez...
Les quatre p'tits gars de Tryo investissent
la grande scène et compte tenu de l'ovation du public, on
les sent précédés de leur bonne réputation.
Sur scène ils ont planté leur décor à
eux qu'ils ont, genre club de vacances un peu cheap, palmiers et
troquet de plage avec un patron jovial - "Totor" - qui
paye des coups à la cantonade.
Premier accord et on sent déjà que ça va
être la fête, dans le public où ça commence
déjà à pogoter meuh-meuh, sur scène
avec les potes de Tryo dont on sent que ce soir ils sont contents
d'être là, qu'ils ont la grosse patate et qu'ils vont
mettre le feu.
Tryo
c'est difficilement classable, comment dire ? C'est de la chanson
festive, en français dans le texte et qui donne envie de
bouger son cul. D'ailleurs c'est incroyablement contagieux puisque
même dans la fosse les photographes ont le sourire, c'est
quand même un signe, non ?
Il faut dire que les Tryo sont de bons clients. Belles lumières,
une grappe de jolies nanas au bar de Totor et des musicos qui ne
se privent pas pour livrer une belle énergie. Et comme d'hab'
quand c'est aussi bien, aussi bon sur scène, tout le monde
a le blues de les voir quitter la scène.
Tryo c'est la grosse claque aux mauvaises odeurs dans la tête
et c'est si bon pour le corps que ça devrait être remboursé
par la sécurité sociale.
Quand les allumés de Sergent Garcia
déboulent sur la grande scène, la chaleur de Tryo
est encore palpable dans le public, alors au risque de me répéter,
Tryo a servi à son successeur un public réceptif et
prêt à tous les délires, tout le monde s'attend
à ce que la bande de potes mette le feu à la plaine
et évidemment ça ne rate pas.
Aux
premiers accents sud américains, la foule exulte. La musique
de Sergent Garcia rappelle immanquablement celle d'un autre habitué
du Festival, Manu Chao dont il se murmurait
ici et là qu'il pourrait faire une apparition ce soir, mais
non ! Et d'ailleurs, entre nous, la bande de potes de Sergent Garcia
n'a besoin ni de Manu ni de personne pour foutre une ambiance magique
aux oreilles des festivaliers !
En deux ou trois titres, l'affaire est classée, le public
est aussi heureux que les musicos d'être là. Je me
retire doucement sans faire de bruit et alors que je m'éloigne
du festival j'entends les vivas de la foule.
C'est fini pour aujourd'hui, c'était une belle journée,
baignée de soleil, de musiques et de bonne humeur. Demain
c'est dimanche et l'affiche du festival promet encore d'être
belle...
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