Comédie dramatique écrite et mise en scène par Romina Paula, avec Esteban Bigliardi, Pilar Gamboa, Esteban Lamothe et Susana Pampín.
"El tiempo entero", le très beau spectacle de la jeune Argentine Romina Paula, dont elle est l'auteur et le metteur en scène, prouve la modernité et la pertinence du théâtre dramatique de narration et fiction face à la pratique saturante du théâtre post-dramatique.
"El tiempo entero" se présente comme une déclinaison contemporaine de "La ménagerie de verre", la première pièce de Tennessee Williams, comédie dramatique autofictionnelle en forme de huis clos sur fond de dépression des années 30, dans laquelle un jeune homme raconte comment il s'est enfui de l'oppressant cocon familial qu'il formait avec sa mère et sa soeur handicapée.
Romina Paula y aborde un autre espace-temps, celui situé en amont, le moment de la révélation du départ du frère qu'elle traite de manière aussi brillante que bouleversante en procédant par la voie du mélodrame, mais un mélodrame expurgé de ses sensibleries pathétiques et larmoyantes et qui, par sa construction ressorti au théâtre classique. Unité de temps,unité de lieu et unité d'action, dont la fin est inscrit dans le commencement, pour une immersion dans l'intimité de ceux qu'elle dépeint, à juste titre, comme des "êtres empêchés".
Ces "empêchés" atteints de troubles de la volition, ce sont une mère, son fils et sa fille jeunes adultes, qui vivent ensemble, constituant un trio lié par un amour délétère qui les pousse simultanément à vouloir s'émanciper de ce lien névrotique tout en sachant qu'il constitue un point d'ancrage sécurisant face à un monde à la réalité hostile.
La mère faussement exubérante interprétée avec justesse par Susana Pampin, voudrait garder à jamais ses petits autour d'elle, présences rassurantes et illusion de sa jeunesse qui s'enfuit. Elle sait qu'ils l'abandonnent déjà, chacun à sa manière, et la douleur que lui cause le départ annoncé du fils, ne peut être atténuée que par celle, violente et déflagrante, qu'elle causera à la fille.
Le fils, oisif indécis et désemparé, déchiré entre le désir de prendre son envol et l'incapacité à affronter le dire à une soeur qui n'a pas passé le cap de la relation adelphique de l'enfance, auquel Esteban Bigliardi apporte une vraie humanité.
La fille est le pivot d'une tragédie dont elle pressent l'issue fatale en passant en boucle un tube d'une star de la variété mexicaine ("Si tu n'étais pas parti" de Marco Antonio Solis dont l'air lancinant reste gravé dans l'oreille). Fatale car elle sait intuitivement que l'amour finit toujours par tuer. Sans doute pour cela qu'elle vit recluse préférant la virtualité d'un monde imaginaire véhiculé par internet même si elle ébauche d'un flirt avec l'ami du frère, signe, ou appel, de la vie joué interprété par Esteban Lamothe.
Pilar Gamboa, révélation de ce spectacle, incarne admirablement ce personnage de fausse-femme-enfant qui veut faire de sa fragilité une force et s'est érigée en pivot d'une maisonnée dont elle semble orchestrer le tempo.
La mise en scène intelligente et efficace de Romina Paula prouve que rien ne peut utilement se substituer au théâtre d'incarnation quand il est pratiqué par des comédiens hors pair dont le métier peut même permettre de faire l'économie de la lecture des sous titres et la maîtrise du jeu non verbal nourrit les silences qui émaillent une partition violente et délicate dans tous les sens du terme. |