Comédie dramatique de Eduardo de Filippo, mise en scène de Anne Coutureau, avec Eloïse Auria, Pierre Benoist, Francesco Calabrese, Patrick Courteix, Cécile Descamps, Emmanuel Gayet, Pascal Guignard, Gaëtan Guilmin, David Mallet, Pauline Mandroux, Sacha Petronijevic, Sophie Raynaud et Perrine Sonnet.
Le projet de création en France de "Naples millionnaire !", 'une des pièces emblématiques de Eduardo de Filippo, acteur, dramaturge et directeur de troupe napolitain né au début du 20ème siècle devenu figure de proue du théâtre populaire italien, porté depuis 2009 par Anne Coutureau est enfin concrétisé sur la scène de la salle Copi du Théâtre de la Tempête.
Ecrite à chaud en 1942, "Naples millionnaire !" se présente comme une tragi-comédie qui plonge dans le coeur d'une humanité fragilisée par la guerre à travers la chronique de la vie d'une famille plébéienne napolitaine ordinaire et des personnages pétris dans la glaise de l'humanité dans ce qu'elle a de plus terrien et de plus fragile, qui, jamais manichéens, sont accessibles à la rédemption.
Même si elle est donc amplement contextualisée, Eduardo de Filippo lui donne la portée d'une fable universelle et intemporelle qui traite de l'homme confronté aux tourmentes de la vie, qui n'est pas un long fleuve tranquille, et de l'Histoire, qui induit tous les égarements.
Pour survivre alors que le père, chauffeur de tram est au chômage, la mère, figure nourricière par excellence, est devenue le pivot économique de la famille et se débrouille, sans état d'âme, pour faire bouillir la marmite. La combinazione, en temps de guerre, c'est le marché noir et, pendant l'occupation américaine, c'est le trafic avec les forces d'occupation qui ne connaissent pas le rationnement.
Mais la frontière est ténue entre l'état de nécessité qui légitimise de s'affranchir des lois naturelles et des règles morales les plus élémentaires avec bonne conscience et le mercantilisme cynique. Et cette frontière est franchie quand le père est emporté dans la tourmente de l'Histoire. Tout et tous se dérèglent.
Quand le père revient, la famille enrichie vit toujours dans le basso richement meublé. Mais il ne reconnaît plus rien et sa présence hébétée agit comme un miroir impitoyable. Car ce père qui semblait être la 5ème roue du carrosse et se contenter de jouer le mort sur le lit transformé en catafalque pour détourner les soupçons du brigadier d'un matelas qui n'est pas farci de lingots mais des denrées qui alimentent leur petite entreprise, s'avérait et s'avère être le garant d'un certain ordre moral et du sens des valeurs.
Car si la partition semble centrée autour du personnage de la mère, équivalent latin de la contemporaine "Mère Courage" de Bertold Brecht, le personnage principal et essentiel est le père que de Filippo investit non seulement de la figure patriarcale tutélaire mais également de la conscience de l'homme.
Pour porter la pièce au rythme des deux composantes de la vie que sont le rire et les larmes, il a écrit une partition théâtrale mosaïcale riche en émotions qui combine la comédie et le drame mais également le mélodrame, la fantaisie, la farce et même le tragique dont Anne Coutureau, et ce n'est pas le moindre de ses mérites, restitue avec subtilité toutes les nuances.
Elle met en scène cette parabole humaniste et quasi biblique avec autant que rigueur et de sensibilité que de fidélité à l'auteur et à l'oeuvre. Dans une scénographie réaliste de Elodie Monet, une envolée de linge étendu sur un fil suffit à signifier la capitale du Sud et dévoile le modeste basso, l'unique pièce à vivre, avec ses pauvres meubles, elle dirige sans faille une distribution conséquente de treize comédiens dont elle a balisé le chemin entre la justesse psychologique du personnage et le jeu choral.
Tous les comédiens incarnent avec justesse leur personnage : Francesco Calabrese (le séduisant galant habile en affaires), David Mallet (le flamboyant voleur de pneus), Patrick Courteix (le brigadier), Cécile Descamps, Pauline Mendroux, Sophie Raynaud, Pascal Guignard et Pierre Benoist (les voisins), Emmanuel Gayet (le comptable), Gaëtan Guilmin (le fils devenu un lazzarone) et Eloïse Auria (la fille séduite puis abandonnée un beau yankee qui lui promettait l'Amérique).
Se taillent la part du lion les comédiens qui interprètent le couple parental. Perrine Sonnet est remarquable dans le rôle de la mère plus dictatrice que "mamma" qui se laisse dévorer par la crainte de la misère et de la famine et cède à une cupidité aveugle qui vampirise son humanité.
Quant à Sacha Petronijevic, comédien fabuleux à l'aise et convaincant dans tous les registres, du vaudeville de Feydeau à la tragi-comédie de Montherlant ("La main passe", "La mort qui fait le trottoir") et tous les répertoires du classique au contemporain ("Trahisons" de Pinter, "Quelqu'un pour veiller sur moi" de Mc Guiness), il campe de manière magistrale le père dans son désarroi et son mutisme douloureux dont il porte la figure de clown tragique à l'excellence. |