J'ai toujours pensé qu'un disque pouvait être envisagé comme un livre, qui pouvait être envisagé comme un film, qui pouvait être envisagé comme une série de photographies à lire au passé : une histoire, unique, un récit, une aventure, une oeuvre qui soit un tout qui soit un voyage, dans lequel on se laisse glisser pendant un temps certain. Une heure, une heure et demi, trois heures, en immersion... Un itinéraire que l'on n'aurait pas déjà parcouru, pas déjà entendu, lu et revu, un univers créé, le fruit d'une imagination, d'un acte réellement créateur et créatif. Pas l'accomplissement d'un schéma promotionnel, le vocabulaire à l'allant.
Pour ne parler que de lui, il semble que le commerce musical ne l'entende pas de cette même oreille curieuse, qui prend souvent plaisir et profit à nous fournir en interchangeables productions, à grands coups de promo-propagande, où "plagiat" et "clone" semblent substituables à "inspiration" et "influence". Que l'on songe aux hypermarchés de la culture et de l'art, aux médias qui s'y sont asservis pour vous dire que découvrir, qu'aimer, qu'aller voir...
Il m'est venu, avec le temps, un dégoût réel de tout ce qui peut ressembler à la grande médiatisation musicale. Quitte, parfois, à passer à côté de belles choses, qui n'auront eu que celui-là, de défaut : d'être vendues avec trop d'insistance par ceux qui d'ordinaire vendent trop et trop mauvaise marchandise. Certainement faut-il que les artistes mangent – et certainement faut-il qu'un plus riche qu'eux leur donne du pain, gardant pour lui la brioche.
Il existe, heureusement, un autre monde de l'art musical, parallèle et souterrain – et s'il peut lui-même être frelaté, les souterrains ayant leurs propres papes et pourvoyeurs, il est certain que c'est dans ses ombres que poussent les fleurs qui nous plaisent tant, ces fleurs du mal pour lesquelles on remercierait Satan avec Léo.
C'est de cet autre monde que vient le projet A backward glance on a travel road. Le duo, composé d'Emmanuel Jessua et Thibault Lamy, propose un album unique, paru en juin 2011 en édition très limitée (deux cent copies !) : Lettres de la barbarie ordinaire. On est loin, c'est certain, du million d'exemplaires certifié par l'industrie du disque. Mais on est loin, aussi, d'un travail d'usine avec ce petit bijou d'artisanat.
Collage musical poétique autour d'une guitare acoustique, folk et parfois latine, tout en évocations, le regard perdu dans un nuage d'images. Du noir, du blanc, des couleurs passées ; un ailleurs, un autre-temps. Il y a dans tout cela une mélancolie certaine, les tentations d'une peur mondiale, certainement, aussi – une fresque qui mêlerait à l'Histoire l'intime, à la façon d'un Chris Marker ou d'un Depardon qui auraient écouté du post-rock cinématographique (Set Fire To Flames, Microfilm, Téléfax, le premier Godspeed You Black Emperor...).
La réussite est totale, et l'on ne peut qu'espérer que ses auteurs nous honoreront sous peu d'un voyage nouveau – que l'on souhaite différent encore, mais aussi délicieux. Bravo. |