"Assassiné à Rome quand on est le plus grand écrivain de Venise, c'est de la négligence !"
Ainsi commence, et le ton donné, "Intrigue à Venise", placée sous l'égide des seigneurs du lieu que sont les derniers chats, les chevaux et les lions et pour le dénouement en pied de nez, une spéciale dédicace aux incontournables pigeons que sont les enquêteurs amateurs.
Après le mystère des mètres disparus de la tapisserie de Bayeux ("Intrigue à l'anglaise") et celui du doigt dans la commode de Marie-Antoinette ("Intrigue à Versailles"), Adrien Goetz livre le troisième épisode de sa série romanesque des enquêtes de Pénélope.
Pénélope est une jeune donzelle d'aujourd'hui doublée d'une historienne de l'art, spécialiste des tissus anciens, conservatrice au Château de Versailles, qui n'hésite pas, avec son éternel fiancé Wandrille, séduisant bobo friqué qui se la joue paparazzi-journaliste free lance, à jouer les détectives amateurs pour démêler les fils d'intrigues qui se déroulent dans le monde des oeuvres d'art.
Missionnée pour un très sérieux colloque sur les "Gondoles, galères et galéasses", Pénélope est très excitée à l'idée de découvrir la Sérénissime qu'elle ne connaît pas. Et c'est devant la statue équestre du Colleone qu'elle trouve une tête de chat décapité et un étrange message en forme de malédiction, annonçant la mort de tous : "Tous les écrivains français de Venise seront des chats si le cheval de l'île noire ne rentre pas à l'écurie".
Parallèlement, à Paris, son fiancé fait les mêmes découvertes dans la chapelle de l'Ecole des Beaux Arts où se trouve le moulage de la statue originale. Et la première victime périt à l'issue d'une "traque dans la chambre turque" de l'Académie de France à Rome,"cette jolie auberge de jeunesse nichée dans un palais de la Renaissance pour jeunes artistes plus ou moins déprimés de ne pas être des artistes maudits et qui n'osent refuser la pension d'Ancien Régime que leur verse la République", alors même que Pénélope fredonne la "marche turque" sur les fondamente vénitiens.
Et le couple de partir à la chasse au cheval qui s'avère être un tableau inconnu de Rembrandt illégalement détenu par une confrérie secrète, le cercle des écrivains français de Venise. Cette mystérieuse toile vagabonde à la destinée rocambolesque sert de fil conducteur à Adrien Goetz pour balader le lecteur, au sens propre comme au sens figuré, dans le monde des arts et lettres et l'Histoire au gré d'un roman pétri de fantaisie savante.
Car, normalien, agrégé d'histoire, historien d'art, maître de conférence à l'université Paris-Sorbonne et chroniqueur dans des magazines consacrés à l'art, Adrien Goetz a le sens de l'humour (aussi bien ironique que facétieux), de l'esprit (ce qui est plus rare aujourd'hui) et des lettres (sans en faire de la confiture).
Aussi à travers cette épopée d'une oeuvre imaginaire mêlant le vrai et le faux, préoccupation majeure de l'historien d'art, il révèle la vraie composition du Spritz et la recette des sardines saur, spécialités vénitiennes, livre la composition du petit déjeuner idéal (thé Mariage Frères, biscuits au gingembre Duchy Original et confitures d'orange et de framboise de la Grande Epicerie du Bon Marché), recommande - à juste titre - comme meilleur guide pour sortir des canaux battus de Venise le "Venise-Itinéraires avec Corto Maltese".
Il se moque des collectionneurs d'art contemporains ("Piero Compagni, sa collection d'art contemporain c'est une collection faite avec les oreilles"), peste contre "l'épaisse soupe de Vivaldi" servie à Venise dont la réputation est très surfaite ("kitschouilleries, prétentions intellectuelles, extases fabriquées, hôtels de luxe mal tenus vivants sur leur réputation, gondoliers racketteurs et garçons de café qui surtaxent les pigeons touristes") et ne succombe pas à son charme ("Seuls certains couples, aveuglés par la passion, résistent à la topographie. Cette ville est une torture quand on s'y perd à deux. D'où l'idée d'en faire la capitale des voyages de noces. C'était la seule manière de sauvegarder cet urbanisme absurde.").
Et il fulmine contre la restauration imbécile de la Chapelle Sixtine confiée à une équipe sponsorisée par une chaîne de télévision japonaise ("tout est devenu criard, bleu, jaune, rose, Michel-Ange est acidulé comme un manga") et regrette le temps des grands bals d'antan, synonymes d'un certain art de vivre, tel le Bal du siècle donné en 1951 par Carlos de Beistegui au Palazzo Labia, devenu aujourd'hui le siège de la RAI ("plus personne ne donne de bal pour le plaisir, on fait des fêtes maintenant pour la promotion de nouveaux téléphones portables").
Adrien Goetz, c'est donc également un style qui a la plasticité d'une danseuse-étoile faisant le grand écart entre la bibliothèque verte pour adulte (avec la référence aux aventures d'Alice et de son fiancé Troy, héros d'une série écrite dans les années 50 par Caroline Quine) et le roman policier culturo-criminel à la Iain Pears en passant par le polar chick-lit, l'esprit du roman feuilletonesque du début du 20ème siècle (Alexandre Dumas, Maurice Leblanc et Gaston Leroux ne sont pas loin) et l'effet "Mac Guffin" cher à Alfred Hitchcock.
Polar érudit mais sous une plaisante forme "millefeuilles" qui permet de fédérer tous les lecteurs, ceux qui affectionnent les romans divertissants comme ceux qui, à l'instar des restaurateurs de tableaux, gratteront la première couche. Espiègle, Adrien Goetz affirme qu'il ne s'agit pas d'un roman à clés. Mais comme pour les meubles à secrets, point besoin de clés.
Alors bonne lecture !
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