Le narrateur de "L'insatiable homme-araignée", factotum de l'auteur cubain Pedro Juan Gutiérrez, c'est un dur, un costaud, un tatoué, un macho pur jus de canne, qui a bien roulé sa bosse et pour qui la vie c'est boire, fumer et baiser entre divagations dans les bas-fonds de La Havane et angoisses existentielles de la cinquantaine qui agite l'épouvantail de l'andropause sous son... nez.
Mais c'est aussi un mélomane qui écoute Sibélius, Haendel, Brahms, Mahler et tutti quanti et qui traîne ses tongs pendant que son épouse trime dans une pizzeria pour assurer le rhum quotidien et rentre le soir éreintée et puant le graillon, ce qui n'attise pas l'érotisme conjugal.
Car c'est un artiste polyvalent, poète, peintre, sculpteur et écrivain, dont les écrits sont essentiellement alimentés par les tranches de vie crasseuses de Havanais en situation de survie après un demi-siècle de bourbier castriste scandés des soliloques foireux d'un dépressif, doublé d'un érotomane priapique et pour qui le summum de l'existence serait d'avoir un harem, et qui oscille entre mégalomanie narcissique ("moi, magnifique, et superbe et exemplaire unique") et désespoir ("en proie à une perplexité et une confusion permanentes").
Dans le suffocant climat tropical, ce fameux soleil - sous lequel la misère est moins pénible ? - qui exacerbe les couleurs, les odeurs et notamment celles des fluides corporels dispensés sans économie au cours de nuits blanches passées à danser, écluser et forniquer et accélère la pourriture, la saleté qui règne en maître, la pénurie qui pousse à se battre pour acheter des sacs d'os pour le peu de viande qui y adhère encore après le dépeçage de l'animal, cet homme blanc qui n’en a que pour le cul des noires, métisses et mulâtresses qui ne se montrent guère farouches dans la pratique d'un sexe pulsionnel, le sexe exutoire, pour échapper à un présent de merde, oublier un futur sans avenir, braver la camarde et jouir d'une liberté inaliénée.
L'opus se présente, comme l'indique l'éditeur, comme "un album de vignettes cubaines" et Pedro Juan Gutiérrez annonce tout de suite la couleur avec en exergue une citation de Hemingway.
Il appartient à cette génération d'écrivains nés au début des années 50 qui n'en finit pas de creuser le sillon de "Papá" et qui comme Charles Bukowski et consorts, à défaut d'imaginaire fécond leur permettant d'accéder à la fiction, font de leur vie et de celles des autres leur matériau.
Cela donne des instantanés d'un réalisme cru. La plume de Gutiérrez, qui pratique et revendique "le réalisme sale", ne s'embarrasse pas de marquises et ne fait ni dans la dentelle ni dans l'eau de rose. Ici le sentiment éthéré est un luxe inabordable, et il est fidèle à son credo littéraire : "Moi, j'écris pour provoquer un peu et obliger les autres à renifler la merde".
Pari tenu pour une immersion dans les poubelles, les taudis et l'intimité des Havanais à la dérive à travers ce que certains qualifie une ethnologie de quartier.
Pour découvrir l'envers du décor de carte postale d'une ville mythifiée. |