Les lecteurs français de David Foster Wallace, que d'aucuns considèrent comme l'écrivain américain le plus talentueux de sa génération, auteur de nouvelles, de romans et d'essais, ne doivent pas être légions d'autant que son roman phare n'est disponible que dans sa langue originale et que seuls deux livres ont été traduits et publiés aux Editions Au Diable Vauvert.
Et ces dernières viennent de publier "Le Roi pâle", présenté comme son dernier roman, un roman inachevé, qui, en réalité, résulte d'une compilation des matériaux préparatoires d'un futur roman initiée par sa veuve et son agent littéraire et réalisée par son éditeur, Michael Piersch.
Celui-ci, porté par le sentiment que "y travailler était le plus grand acte de mémoire et d'amour qu'il (que je) pouvait(s) accomplir", s'est donc attelé à la tâche monumentale de structurer ce work in progress dépourvu de ligne directrice et comportant de nombreuses données et matériaux sous des formes diverses et dans un état d'avancement d'écriture très différent, tâche qui a nécessité quatre années de labeur à partir de la lecture de ce qu'il considère comme "un ensemble magnifiquement vivant et chargé d'observations".
En conséquence, certaines observations liminaires, qui tiennent non seulement à la nature et la particularité de cet opus post-mortem mais également à l'écriture de l'auteur, s'imposent.
En effet, cet opus qui s'adresse à des lecteurs aguerris qui apprécient l'écriture dite "labyrinthique", c'est-à-dire procédant à une narration éclatée, jamais linéaire, qui fonctionne en gigogne, avec de nombreuses notes en bas de page, à laquelle s'ajoutent l'absence d'intrigue, et une écriture au kilomètre avec des phrases parfois longues de plusieurs pages auprès desquelles celles de Marcel Proust s'apparentent à des SMS, exige un esprit de synthèse particulièrement aiguisé.
Par ailleurs, la mise en page sans interligne, avec de surcroît des marges réduites au minimum et une petite police de caractères, rend la lecture laborieuse et implique une très grande disponibilité tant intellectuelle que temporelle excluant quasiment la lecture en milieu public.
Michael Pirsch a également indiqué que la lecture de toute cette banque de données scripturales lui avait permis de voir l'esprit incroyable de DFW à l'oeuvre sur le monde. Et c'est effectivement bien ce qui ressort, pour le lecteur de la version ainsi publiée du "Roi pâle".
Après le monde selon Bloom, le héros de "Un voyage en Inde" de Gonçalo M. Tavarès voici le monde selon David Foster Wallace.
Et c'est la projection de son esprit qui fonctionne sur le mode monomaniaque et obsessionnel du dépressif organique. Ni mélancolique ni romantique, David Wallace Foster est un dépressif qui navigue entre la phobie de la temporalité vide et le syndrome d'Asperger, certains troubles du spectre autistique dont la propension à la ritualisation ("J'aime que mes crayons soient affûtés d'une manière bien précise il me faut donc un grand nombre de crayons taillés et alignés selon un ordre spécial par âge, par longueur restante"), ce qui le conduit à voir le monde, et d'en donner une explication, à travers le seul prisme de l'ennui morbide.
Dès l'enfance, Wallace, aux prises avec un monde ressenti comme hostile ("Le monde n'était que torpeur, débilitation, inquiétude", est victime d'un ennui profond ("Je crois que je m'ennuyais très souvent quand j'étais enfant, mais l'ennui n'est pas ce que j'en connaissais - ce que je savais, c'est que je m'inquiétais beaucoup. J'étais un garçon agité, nerveux, anxieux, inquiet") générateur d'angoisse ("Les dimanches après-midi, je ressentais la lassitude croissante, sans bornes, qui transcende la lassitude et devient inquiétude").
Et à 22 ans, au terme d'un travail temporaire comme conducteur de chariots dans l'équivalent américain d'un centre des impôts, il a une double révélation.
D'une part, sur l'ordre du monde, à partir d'une analogie avec la bureaucratie fondée sur le fonctionnement de cette structure administrative qui serait le microcosme archétypal du monde.
Son décryptage minutieux, jusqu'à la description in extenso d'un imprimé, et l'analyse du comportement de ses employés, toujours à travers un prisme unique, celui de l'ennui, constituent le conséquent corpus du livre par ailleurs parsemé d'épisodes autobiograhiques et de portraits de personnages sujets à des comportements obsessionnels, des névroses voire des psychoses, tel cet enfant devenu contorsionniste pour être "en mesure d'appuyer ses lèvres sur chaque centimètre carré de son propre corps".
Première révélation donc : "J'ai appris que le monde des hommes tel qu'il existe aujourd'hui est une bureaucratie. C'est une vérité criante, bien entendu, quoique son ignorance cause de grandes souffrances".
La seconde tient à la découverte de la solution, de la clé, pour réussir dans la bureaucratie et donc dans la vie, mais une clé qu'il n'a pu utiliser puisqu'il s'est suicidé en 2008 à l'âge de 46 ans.
"La clé c'est la capacité, innée comme conditionnée, à trouver l'autre versant de la routine, du mesquin, de l'insignifiant, du répétitif, de l'inutilement complexe. En un mot, à être inennuyable....C'est la clé de la vie moderne. Si vous êtes immunisé contre l'ennui, absolument rien ne vous sera impossible." |