Souvenez-vous
de la vive polémique que suscita, en 1996, la projection
du film "Crash" réalisé par David Cronenberg
dans le cadre de la sélection officielle du festival international
du film de Cannes et qui obtint néanmoins un prix spécial
pour son "audace et son originalité".
Il s’agissait de l’adaptation du roman "Crash"
de Ballard, un des écrivains les plus atypiques et créatifs
du 20ème siècle, premier roman à décrire
la fascination de l'homme pour la machine, et notamment pour la
voiture, composé de juxtapositions obsessionnelles de carrosseries
tordues, d’architecture métallique, de corps blessés
et de sexe.
L’ébauche de ce texte se trouve dans "La foire
aux atrocités", "roman" visionnaire paru en
1969 qui avait complètement médusé son époque
et aujourd’hui encore sa lecture risque de déstabiliser
tant par la forme que par le fond.
Pour tenter de comprendre sa démarche, il faut savoir que
Ballard, né en 1930, a été fortement influencé
par deux des événements majeurs du 20ème siècle
: le mouvement surréaliste et la psychanalyse, qui a elle-même
influencé ce mouvement artistique, et par les techniques
d’écriture telle celle du cut-up apparue au début
des années 60 sous la plume de William Burroughs, son aîné
de 16 ans, chef de file, aux côtés d'Allen Ginsberg
et de Jack Kerouac, de la "Beat Generation" basée
sur le refus de l’American Way of Life, contre-culture qui
influencera le mouvement hippies des sixties jusqu’aux punks
des années 70.
Œuvre conceptuelle en la forme, La foire aux atrocités
ne comporte pas d’histoire ni par sa structure ni par des
composants que seraient les personnages.
Ballard adopte une structure narrative singulière, apparentée
au collage pratiqué par les peintres surréalistes,
et s’inscrit complètement dans la démarche surréaliste
définie dans le Manifeste d’André Breton comme
"un automatisme psychique pur par lequel
on se propose d'exprimer soit verbalement, soit par écrit,
soit de toute autre manière, le fonctionnement réel
de la pensée (…) en dehors de tout contrôle exercé
par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique
ou morale".
Il crée le concept de "romans-condensés"
dans lequel le texte épuré, sans trame narrative linéaire,
constitue une oeuvre singulière, aux frontières de
l’essai et du récit, et polymorphe, du puzzle pluridimensionnel
au labyrinthe à une seule entrée et plusieurs sorties.
Dans son introduction à l’édition de 2001, il
invite d’ailleurs le lecteur à procéder de manière
non conventionnelle :
"…contentez-vous d’en tourner
les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne
votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous y
semble intéressante, balayer alors du regard les paragraphes
voisins jusqu’à ce que vous y trouviez quelque chose
qui résonne de façon à piquer votre curiosité.
Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se
déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en
émerger. A ce moment, vous lirez enfin ce livre exactement
de la façon dont il a été écrit."
conseil et avertissement qui dès les premières pages
s’avèrent une directive salvatrice.
De plus, conscient du caractère ardu de son écriture,
il rajoute, dans cette même édition, en additif, à
la fin de chaque chapitre, des contrepoints explicatifs sur les
textes originaux. Il paraît dommage de les lire dans leur
continuité du texte original dans la mesure où les
pistes de réflexion ou les éclairages qu’ils
contiennent constituent une solution de facilité pour le
lecteur. Certes, il ne s’agit pas d’une lecture aisée
mais ce roman conceptuel mérite bien un effort de compréhension
et de réflexion.
Ballard écrit de manière obsessionnelle à
partir de thèmes de prédilection, sur des souvenirs
ou des émotions esthétiques, réels ou induits
par l’art, qui sont reliés dans une suite sans suite
de paragraphes découpés dans ce qui serait un tel
récit, comme si on avait déposé une grenade
qui aurait explosé en son sein le dispersant en centaines
de morceaux qui se seraient ensuite réunis de manière
aléatoire pour reconstituer un autre récit.
Pas d’histoire mais pas de personnages non plus ou du moins
pas au sens traditionnel du terme.Ballard récuse la notion
de personnage pour lui substituer celle de personnage-situation
qui n’a d’autre fonction que de déployer un éventail
de possibilités disponibles dans notre imaginaire. Ainsi
suivons-nous Travis,et ses avatars Talbot ou Traven, le personnage
central à la poursuite des hantises et perversions où
le sexuel se mêle à l'organique.
Et pourquoi cette démarche ? Pour "un témoignage
clinique de la fin du présent", une exploration de la
civilisation de l’époque des années 60 qui lui
semblait être une authentique période de révolution
des modes de vie, des idées ou des mœurs, un inventaire
des rapports entre les mythologies modernes, les moyens de communication
de masse, et les déformations des psychologies.
Auteur surtout connu du grand public pour ses romans de science-fiction
catastrophe, il avait déjà écrit dans les années
60 des textes expérimentaux, qui exploraient de façon
clinique les déviances du monde moderne, parus dans le magazine
anglais New Worlds dirigé par Michael Moorcock. La foire
aux atrocités paraît en être l’aboutissement.
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