Comme Gainsbourg, Christian Olivier fume gitane sur gitane et aime la poésie. Ce vendredi, le membre fondateur des Têtes Raides a accueilli l’équipe de Froggy’s Delight pour une session photo et interview. La rencontre a eu lieu au Lavoir Moderne Parisien, théâtre surprenant du 18ème arrondissement, où les Têtes Raides jouent leur spectacle Corps de Mots jusqu’au 27 avril, et peut-être pour une plus longue durée, qui sait ?
Corps de Mots, c’est un recueil de poésie mis en musique. Peux-tu nous présenter ce nouvel album ?
Christian Olivier : La source ne date pas d’aujourd’hui. Dès qu’on a démarré les Têtes Raides, on a mis des poètes, des auteurs en musique. Cela a démarré très tôt. Dans tous les disques, pratiquement, souvent, il y a eu des auteurs : Boris Vian, Prévert…
Mais en même temps, cela a été le moment, là on sortait de l’album L’An Demain, on a fait 140 concerts, et puis on a eu cette opportunité de monter un spectacle sur Jean Genet au Théâtre de l’Odéon. Ensuite, on a rebondi là-dessus, et ça a été le moment de se dire : on pousse cette histoire plus loin et on va rassembler un peu tous les auteurs. Ce sont des auteurs avec lesquels j’ai démarré la littérature et la poésie il y a 30 ans. On a monté pour la première fois ce spectacle au festival Les Correspondances de Manosque, et puis après on a fait les Bouffes du Nord à Paris au mois de décembre. Et c’est là où on a fait converger tout ce travail et qu’on s’est mis à mettre en musique tout ça. Donc les choix de texte, c’est plutôt des auteurs fétiches.
Ce sont des auteurs qui te tiennent particulièrement à cœur ?
Christian Olivier : Voilà, et qui pour moi sont un peu un socle, un terreau… Ça fait partie des gens qui m’ont ouvert à la littérature. Et puis, on s’est mis là-dessus, on a donc décidé de faire une captation du spectacle aux Bouffes du Nord, sur DVD, et on a réenregistré les morceaux en studio avec des arrangements différents de ceux du spectacle, avec des nouveaux morceaux aussi – un texte de Queneau, de Prévert, qui ne sont pas sur le DVD justement… Apollinaire aussi. On a repris le fameux "Pont Mirabeau".
"Le pont Mirabeau" qu’on apprend tous à l’école… Ça apporte un nouveau sens au poème ?
Christian Olivier : Disons que c’est cet exercice de mettre en musique, ce n’est pas comme quand on écrit nos chansons : quand on écrit nos chansons, le texte et la musique sont imbriqués complètement, c’est quelque chose qui est entier. On est entre les deux, entre le texte et la musique. Là, il y a un texte existant, c’est une poésie. Il y a une musique dans ce texte, la poésie est déjà écrite, il y a un rythme. Pour le mettre en musique, il faut être vigilant, il faut être humble je dirais... on peut se planter, quoi.
Donc c’est la musique au service du texte ?
Christian Olivier : Complètement, et on ne pas être redondant sur le texte, puisque encore une fois il y a une musique, déjà, dans le texte.
Est-ce qu’il y a une cohérence entre tous les auteurs, entre tous ces textes ?
Christian Olivier : Je pense qu’il y en a une, mais ce sont aux gens qui vont écouter de la trouver. Mais elle existe. Ce sont plutôt des auteurs du XXème, modernes. Et puis, ce sont des auteurs un peu chargés. Pour moi c’est de la vraie poésie, voilà. Que ce soit l’extrait des Chants de Maldoror de Lautréamont, Artaud, "Avec moi dieu-le-chien", et Genet bien sûr. Ce qui est marrant pour les gens qui vont découvrir, c’est aussi que ce sont des formats complètement différents. Il y a des petits poèmes de Soupault par exemple, qui durent 20 secondes et puis "Le condamné à mort" de Genet, qui dure 20 minutes. Donc c’est ça aussi, des rythmes complètement différents par rapport à un disque classique, entre guillemets, de chanson. Là, le format on s’en fout.
Pourtant il y a une continuité ?
Christian Olivier : Il y a une continuité, quand les gens viennent au spectacle, l’idée est vraiment de les emmener, à partir du moment où on démarre jusqu’à la fin, on raconte une histoire. On rassemble tous ces textes, et en même temps cela devient un texte. Soupault, Genet, Artaud, Lautréamont, Apollinaire et les autres, ça devient comme si c’était un auteur qui avait écrit tout ça. Enfin c’est une idée.
Ça marque aussi une continuité pour les Têtes Raides ?
Christian Olivier : Complètement. C’est en même temps un petit chemin de travers. On sort de l’autoroute. Et on aime bien. On a toujours fait ça, là avec la poésie, mais c’est arrivé avec d’autres choses. Pour les spectacles, on a déjà travaillé avec des gens de cirque, des gens de théâtre, de cinéma… Le visuel est toujours présent. De toute façon, on aime bien casser les habitudes. Je dirais qu’on a toujours travaillé comme ça.
Corps de Mots sur scène, c’est plus un spectacle qu’un concert ?
Christian Olivier : C’est un spectacle. Les gens le sentent tout de suite. Il n’y a pas d’applaudissement avant la fin. Ça arrive, mais on est comme au théâtre ou au cinéma, donc on est dans un spectacle. Il n’y a pas d’applaudissements toutes les trois minutes comme dans un concert. On est dans un autre espace-temps aussi.
Il y a un intrus ("Love me tender", Elvis Presley)…
Christian Olivier : Il y a un intrus. Maintenant dans le spectacle il y en a deux. Il commence à en avoir plusieurs. C’est parce que le spectacle évolue, avance. On joue au Lavoir depuis deux semaines. On a ouvert une troisième semaine et peut-être qu’on ouvrira une quatrième si ça continue à fonctionner, et le spectacle avance. Il y a deux nouveaux textes qui sont apparus.
Lesquels ?
Christian Olivier : C’est la surprise, il faut venir les voir. Il faut venir au Lavoir.
C’est vrai que c’est un lieu assez atypique.
Christian Olivier : C’est un lieu magnifique. C’est un lieu où on se sent bien.
Pourquoi réactualiser, contextualiser la poésie à la société d’aujourd’hui ?
Christian Olivier : C’est le propre d’un texte de poésie, pour moi, c’est intemporel. Cela traverse les âges. Le texte ne bouge pas, lui, sur le papier. 100 ans plus tard, il est toujours sur le papier, il n'a pas bougé, sa musique est toujours la même. Quand on commence à mettre de la musique dessus, c’est là où il y a une interprétation du moment. Donc, un texte qui aurait été mis en musique il y a 40 ans, obligatoirement ça bouge, à tous niveaux.
C’est réengager le texte ?
Christian Olivier : De toute façon, c’est une poésie engagée. La poésie ne peut être qu’engagée. Mais ça n’est pas tout le temps frontal. Ça peut passer par des champs de travers. Et donc, dire ces textes-là aujourd’hui, ça a une résonnance… On en a besoin, je dirai même aujourd’hui ; un besoin vital de replonger dans ces choses-là. L’imaginaire aussi.
Qu’est-ce que vous pensez de la une récente de Libération : Michel Houellebecq, "Le monde n’est plus digne de la poésie" ?
Christian Olivier : C’est nous la poésie, c’est tout le monde. Parce que des gens qui écrivent des poèmes, des textes, il y en a plein, qui ne sont pas publiés. La poésie est partout, chez soi, dans la rue… Ça m’est arrivé d’aller dire des textes dans une boulangerie. Quand on achète sa baguette et qu’on écoute un petit morceau de Soupault, la baguette est carrément meilleure. Elle est super bonne.
C’est toi qui es venu à la poésie ou c’est la poésie qui est venue à toi ?
Christian Olivier : Je crois que c’est toujours une rencontre.
Parce que ce n’est pas naturel…
Christian Olivier : Je pense que ça l’est quand même. Et c’est en ça où il y a tout le travail. Ca l’est, même si ça se perd. C’est en ça qu’il y a tout le travail à faire. Il y a des gens comme l’équipe du Printemps des Poètes avec qui je travaille un peu, avec Jean-Pierre Siméon notamment… Dès l’enfance la poésie est là. Quand l’enfant vient de naître la poésie démarre, ça démarre avec la naissance, dans toute la scolarité après… Mais il faut l’ouvrir, comme le texte de Queneau qui dit "un enfant a dit je sais des poèmes...". C’est ça, elle est là la poésie. Quand on fait de la cuisine, et quand on est en train de dire quelque chose, la poésie est partout… Voilà, c’est une culture. Mais au départ ça doit être quelque chose de naturel. C’est là de toute façon, c’est là. Mais c’est vrai que depuis, 20, 30, 40 ans, je ne sais pas, on a perdu quelque chose. La poésie est là, mais il faut à nouveau que ça ressorte, que ce soit visible, qu’on puisse l’entendre. Aujourd’hui, on est noyé dans les médias, dans les infos, voilà, le virtuel, machin… la poésie c’est le réel et l’imaginaire.
Vous avez commencé à écrire de la poésie avec les Têtes Raides ?
Christian Olivier : Je me suis mis à écrire avec des chansons. Il y a même un moment donné où on m’a dit : il faut que tu choisisses, soit tu fais de la poésie, soit tu fais de la musique, sinon ça ne marcheras pas.
La poésie, aujourd’hui…
Christian Olivier : On est dans une période où on va devoir resserrer. Parce qu' on est dispersé de partout, et à un moment donné on revient à la matière. La matière c’est tout, c’est le bois, c’est la ferraille… Et puis c’est la matière des mots. Les mots, c’est de la matière.
Corps de Mots ?
Christian Olivier : Corps de Mots, c’est ça. Pour moi, quand je dis un texte, je dis la matière du texte avant de donner le sens, parce qu’on se barre parfois trop dans le sens. Le sens est dans le mot, dans la matière.
Suivant les gens, le sens devient pluriel.
Christian Olivier : Bien sûr, après c’est ça qui est intéressant, d’avoir de la proposition. Il y en a qui en font d’autres, et ça reste encore une fois un exercice de mettre ces textes en musique. C’est quelque chose de fragile. Il faut être humble, vigilant. Sinon ça peut être très redondant et très chiant.
Ces textes, c’est toi qui les inities ?
Christian Olivier : C’est moi qui au départ amène la source. Le choix du texte, puis après, il y a tout de suite une rythmique, une mélodie qui pour moi correspond à ce texte. C’est mon interprétation. Je sais que suivant les textes, quelque chose marche ou pas. Je sais plus ce qui ne va pas marcher plutôt que ce qui va marcher.
Pourquoi la poésie pour les Têtes Raides ?
Christian Olivier : Ça fait partie de la matière, de la nourriture des Têtes Raides. Pour avancer, pour continuer à faire des choses. A la fois on a nos créations, nos chansons, nos textes. Mais ça participe, comme on a pu avoir des influences musicales aussi… C’est ce qui nous nourrit et puis après on le partage. Et puis ça permet d’habiller l’ensemble. C’est ce qui fait qu’à la fin ça devient un livre. Le bout des Têtes Raides est l’habillage avec tous ces auteurs. C’est aujourd’hui que ça se passe, c’est contemporain.
Qu’est-ce que tu penses de l’étiquette néoréaliste qu’on raccroche aux Têtes Raides ?
Christian Olivier : Des mouvements, on a eu plein. On a été trash sincère, punk, chanson néoréaliste, chanson surréaliste aussi un peu. On a quand même une bonne liste : ginguette machin, trash musette, enfin il y en a plein. Les Têtes Raides, c’est tout ça. Mais ce n’est pas important, c’est ce qu’on fait et puis c’est tout. Et puis ce qu’on donne, ce qui peut faire bouger en dehors de ce qu’on produit. C’est aussi ce qu’on produit qui fait que ça bouge. Sur le projet Corps de Mots, si ça peut donner envie de replonger dans des bouquins, c’est super. Je dirais que c’est avant tout donner envie et resensibiliser les gens à cette chose-là.
Corps de Mots, ça mobilise uniquement les Têtes Raides ?
Christian Olivier : Seulement les 8, plus la violoniste Jeanne Robert qui avait déjà commencé à travailler avec nous sur L’An demain, pour trois quatre morceaux. Et puis on a continué le travail avec le violon sur Corps de Mots. C’est en cela qu’il y a quelques ambiances de cordes qui sont poussées. Mais il n’y a personne d’autre que les Têtes Raides. Têtes Raides, c’est auto-réalisé.
"Ginette" hante l’univers des Têtes Raides…
Christian Olivier : Voilà, et là elle est revenue frapper à la porte en disant : Et moi ? Et moi ? Et moi ? Ne m’oubliez pas !
Les gens sont contents de l’entendre ?
Christian Olivier : Oui, et puis nous on est content de la jouer. Encore une fois on ne se pose pas de question là-dessus, est-ce qu’on la joue ou pas, c’est évident, ça se fait et puis voilà. Je dirais qu’elle participe dans Corps de Mots justement, il y a un bout de Ginette qui traîne, et ça permet d’éclairer Corps de Mots. On a retravaillé un arrangement, on a rhabillé Ginette, on lui a changé les fringues.
Corps de Mots est une étape importante, ça participe au travail futur. Et c’est pour ça qu’on est au Lavoir, c’est à la fois pour vivre pleinement cette chose-là, pour jouer ce spectacle, que les gens puissent le voir en direct, et nous en parallèle, travailler la suite, le prochain album des Têtes Raides.
Corps de Mots, c’est aussi un DVD réalisé par les Chats Pelés…
Christian Olivier : Un super DVD. Et des magnifiques photos prises par Richard Dumas, de concerts et aux Bouffes du Nord. C’est un objet, et le plus important est qu’il y a dedans l’intégralité des textes, ce qui est assez rare et ce qui a été assez compliqué à mettre en place. C’est important de dire que Corps de Mots est aussi un objet parce qu’on n’est pas que sur du jetable.
Y a-t-il des textes que tu n’as pas pu adapter ?
Christian Olivier : Un texte de Michaux, oui. Les ayant-droits ont dit : pas de musique sur Michaux. Tant pis. Parce que je crois comprendre que dans la préface du bouquin où j’ai pris le texte, Michaux dit que ce serait bien qu’il y ait de la musique. Donc après les ayant-droits sont souvent plus auteurs que l’auteur. Mais sûrement pour d’autres raisons, voilà, je n’en dirais pas plus !
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