Dès la lecture de la biographie résumée de Vladimir Sorokine (son roman Le lard bleu lui a valu une grande notoriété et un procès pour pornographie), je me suis dit : et merde, encore un de ces types scandaleux qui construisent leur succès sur la censure. Puis j’ai appris que le livre que j’avais entre les mains, La voie de Bro, est le deuxième volet d’une trilogie instaurée par La Glace, je me suis dit : double merde, si seulement je choisissais mes livres un peu plus sérieusement, ce genre de choses n’arriverait pas.
C’est donc avec un scepticisme certain que j’ai entamé la lecture de La voie de Bro, sans même lire le résumé de la quatrième de couverture, avec pour seul indice l’espèce de T gravé dans le bloc de glace de la première de couverture. Je n’ai pas vu le soleil se coucher, ni la lune se lever, ni la lune se recoucher, ni le soleil se lever… Mes premiers doutes se sont envolés, et je me suis littéralement plongée dans la lecture, fluide et agréable.
Tout commence le 30 juin 1908, dans une famille aisée de Russie, avec la naissance du futur héros de notre histoire. Il n’est pas nommé dans la première partie de l’histoire qu’il raconte. Son destin semblait tout tracé, sa vie prenait la voie facile, celle des aristocrates et des gens aisés un peu au-dessus de tout. Tous les ingrédients pour commencer sa vie dans l’insouciance la plus totale. Mais la révolution bolchevique passe par là, à grand coups de bombardements sous lesquels va finir la totalité de la famille de notre narrateur.
A partir de ce moment là, sa vie prend une tournure toute différente, il se laisse complètement porter par les évènements et suit un chemin qui semble tout tracé, jusqu’à la rencontre d’une étudiante passionnée d’astronomie. Elle le pousse à intégrer une expédition partie sur les traces d’une météorite tombée en Sibérie le 30 juin 1908. Et son destin bascule, un peu comme si tout ce qui s’était passé avant n’avait eu pour seul but de le mener vers cette sorte de gros caillou glacé.
Sur place, ce que je nommerai son intuition lui dicte de se fracasser la cage thoracique (côté cœur) avec un marteau fait de cette glace. Son cœur se réveille en lui donnant son nom véritable "Bro, Bro, Bro…". Après les pleurs d’émotion (de circonstance), il décide coup sur coup d’incendier la cabane abritant le reste de l’expédition, d’emporter de la glace avec lui et de poursuivre sa route, dans une direction bien précise. Il rencontre une jeune fille que son cœur semble reconnaître, lui fait subir le même fracassage de poitrine, et réveille Fer.
Les deux Voyant de la Confrérie de la Lumière Primordiale sont nés. Ils parcourent la Russie dans un premier temps puis d’autres parties du monde ensuite, pour réveiller leurs frères et leurs sœurs (mystérieusement tous blonds aux yeux bleus… oui, ils vont aussi en trouver dans les camps d’extermination nazis) avec un marteau de Glace. Mais le délire ne s’arrête pas là, leur mission est de trouver leurs 23 000 congénères envoyés sur Terre, et de les sauver avec cette Glace de l’Harmonie Eternelle, créée quand ils n’étaient tous que des rayons de Lumière. Comment ça vous ne comprenez rien ?
Pour le lecteur comme pour l’auteur, la narration prend une tournure toute particulière, entre discours philosophico-sectaire et métaphore politique, à vous de placer votre interprétation. Personnellement, j’y ai vu une nouvelle formulation du célèbre mythe de la caverne de mon ami Platon. Au début, ils ne voient que les ombres des choses formées sur le mur de la caverne (ce sont les machines de chair), puis ils découvrent douloureusement la lumière (fracassage de poitrine côté cœur) et voient enfin les vraies choses (leur moi véritable).
Si vous êtes un peu plus calé en politique que moi, vous y trouverez certainement un mouvement pacifiste, luttant contre les machines de guerres et les machines de chair non conscientes de leur conscience.
D’un roman que je pensais être une escroquerie, j’ai découvert une histoire intelligente accessible à tous, même aux ados qui aimeront le côté science-fiction de l’écrit. Utopiste, entre science, politique, philosophie, aventure, tradition et futurisme, Vladimir Sorokine se pose comme un grand maître du roman hors frontières.
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