Comédie dramatique de Bertold Brecht, mise en scène par Jean Bellorini, avec Danielle Ajoret, Michalis Boliakis, François Deblock, Karyll Elgrichi, Claude Evrard, Jules Garreau,Camille de la Guillonnière, Jacques Hadjaje, Med Hondo, Blanche Leleu, Côme Malchiodi, Clara Mayer, Teddy Melis, Léo Monème, Marie Perrin, Marc Plas, Geoffroy Rondeau, Hugo Sablic et Damien Zanoly.
Les dieux se rendent dans la province reculée et misérable du Se-Tchouan pour y trouver une bonne âme mais, dans un monde corrompu et dur où les hommes redoublent d'égoïsme et se moquent bien des dieux, ils ont beaucoup de peine à voir aboutir leur quête. Ils finissent cependant par rencontrer Shen Te, une prostitué au grand cœur et la récompensent d'un peu d'argent.
Cet argent permet à Shen Te de se sortir de la misère et d'acheter un petit commerce, mais très vite, le voisinage va chercher à tirer profit de la bonne fortune de la jeune fille qui voudrait pouvoir sauver tout son petit monde et se retrouve bien vite à devoir faire des choix drastiques et inextricables.
Dans "La bonne âme du Se-Tchouan", Bertold Brecht évoque nombre de problématiques qui trouvent une grande résonance dans notre société, comme la difficulté d'améliorer l'état du monde par l'action individuelle, l'intransigeance capitaliste qui broie les individus et leurs conséquences désastreuses telles que l'égoïsme et une certaine dureté assumée mais sans doute nécessaire à la survie. Pour une fois, Bretch questionne le spectateur mais ne lui livre aucune réponse, laissant le débat ouvert, flottant.
Jean Bellorini et sa Compagnie Air de lune, déjà acclamés les saisons précédentes pour leurs adaptations vivantes et inventives de Rabelais ("Paroles gelées") et d'Hugo ("Tempête sous un crâne"), s'emparent de ce texte dense et mordant au message politique fort et prennent le parti d'en faire un spectacle contemporain, rythmé et poétique à l'esthétisme léchée et envoutante au détriment sans doute de l'ironie impitoyable et de la noirceur de l'auteur allemand.
Sur un plateau globalement nu et gris, évoquant un Se-Tchouan universel et post-industriel en plein délabrement les personnages aux looks un peu Deschiens (imaginés par Macha Makeïeff, assistée de Claudine Crauland) évoluent dans une mise en scène qui nous prouve que Jean Bellorini possède un sens du plateau et du show incomparable ainsi qu'une finesse de narration privilégiant le rythme et un certain lyrisme poétique.
S'affranchissant des partitions originelles, Jean Bellorini, Michalis Boliakis et Hugo Sablic nous proposent un univers sonore original, inspiré à la fois du répertoire lyrique et populaire, avec des musiciens toujours présents sur scène et qui composent une voix supplémentaire de la narration.
Le texte originel, traduit et adapté par Camille de la Guillonnière et Jean Bellorini, se trouve certes amputé d'une partie de son contenu (en particulier la toute fin) mais sans que cela ne trouble ni la narration, ni le message, porté d'autre part par une troupe de comédiens engagés et qui semblent prendre beaucoup de plaisir sur scène.
Les prestations de Karyll Elgrichi, magnifique de sensibilité dans une incarnation de Shen Te et du cousin Shui Ta d'autant plus percutante qu'elle est sans fioriture tout en étant très puissante, et celle de François Deblock, débordant d'énergie et de fraicheur dans le rôle du marchand d'eau, se distinguent cependant notablement.
Les trois heures de spectacle, qui pourraient en rebuter certains, passent admirablement grâce aux efforts de Jean Bellorini et de sa troupe pour capter le spectateur.
L'ensemble, cohérent, vivant, humaniste et frais, avec quelques trouvailles visuelles véritablement excellentes, remportera certainement l'adhésion du plus grand nombre, mais laissera peut-être un peu pantois les puristes de l'auteur qui regretteront, éventuellement, une version un peu trop aseptisée et dépolitisée, manquant de mordant, d'ambiguïté, voire de caractère.
Il est cependant rafraichissant de se confronter de temps à autre à un théâtre moderne qui a su désacraliser les classiques sans pour autant les vider de leur substance, s'affranchissant ainsi d'un certain élitisme intellectuel souvent contreproductif. |