Comédie dramatique de Anton Tchekhov, mise en scène de Christian Benedetti, avec Mathieu Barbet, Christian Benedetti, Christine Brücher, Gaspard Chauvelot, Philippe Crubézy, Daniel Delabesse, Claire Dumas (Elsa Granat en alternance), Laurent Huon, Isabelle Sadoyan (Jenny Bellay en alternance), Florence Janas, Xavier Legrand, Jean-Pierre Moulin, Nina Renaux et Stéphane Schoukroun.
Christian Benedetti, comédien, metteur en scène, directeur de troupe et du Théâtre-Studio d'Alfortville, poursuit la concrétisation de l'ambitieux projet de monter, dans son ordre d'écriture, et avec pour but ultime de jouer une pièce par jour, l’intégralité de l'oeuvre dramatique de Anton Tchekhov.
Après "La mouette" en 2010 et "Oncle Vania" en 2012, l'automne 2013 voit la création de "Trois soeurs" pour lequel la focale d'exploration du texte et les parti-pris de mise en scène précédemment éprouvés s'avèrent, en l'espèce, d'une acuité et d'une pertinence stupéfiantes.
En effet, par une dramaturgie qui privilégie l'approche structuraliste, "pas de psychologie, pas de pathos, pas de personnages", dont notamment le rôle et les schémas de pensée, et des principes de jeu qui tiennent à la vélocité verbale, qui est à la diction ce que la frappe au kilomètre est au traitement de texte, à l'absence d'inflexion et à la vivacité du rythme, qui hybride celui de la comédie, qui tend parfois à la mécanique frénétique du vaudeville, et certaines techniques cinétiques afférentes à la cadence et à l'arrêt sur image.
Ces choix radicaux, qui agissent comme la substance développatrice en matière de photographie argentique, opèrent une véritable révélation du texte qui, pour l'essentiel, n'est pas un texte théâtral conventionnel constitué de dialogues, et donc d'échanges, quelle qu'en soit la nature, entre les personnages, mais la juxtaposition de monologues intérieurs oralisés de consciences régulièrement figées par la lucidité de l'évidence et qui se croisent parfois lors d'instants syncopés.
Dans une scénographie de "théâtre pauvre", un lieu brut, l'ancien entrepôt quasiment "dans son jus" qui héberge le théâtre-Studio d'Alfortville, et quelques meubles, qui ne tend ni à la reconstitution ni à la recontextualisation, se matérialisent ainsi les voix de la fratrie Prozorov.
Sous l'antienne "A Moscou !", le trio sororal rêve de la grande ville de leur naissance, terre promise des lendemains qui chantent. Mais la maison des Prozorov est la maison-tombeau des rendez-vous ratés, manqués, impossibles, des rêves avortés et du bonheur inaccessible.
Le bonheur ce serait le mariage et la vie au foyer pour Olga l'aînée (Christine Brücher) qui serait prête à épouser n'importe quel homme même sans amour "pourvu qu’il soit un honnête homme" et la sorte de l'école où elle enseigne et qu'elle ne quittera pas, le travail idéalisé comme élément d'épanouissement personnel et le prince charmant pour Irina la cadette (Nina Renaux) qui devra affronter le renoncement.
Renoncement cruel et douloureux pour la puinée, Macha (Florence Janas), trop vite mal mariée sous l'aveuglement d'une admiration juvénile pour un professeur ordinaire (Philippe Crubézy), elle devra faire le deuil d'un amour partagé pour le lieutenant-colonel Verchinine (Christian Benedetti) doté d'une épouse névrosée et suicidaire.
C'est aussi à Moscou que doit se dérouler la belle carrière universitaire de Andréi (Daniel Delabesse), le frère studieux sans caractère qui va se faire tondre la laine sur le dos par une plébéienne pragmatique doublée d'un tyran domestique (Elsa Granat).
Autour d'eux, d'autres amours malheureuses, avec leur locataire Tchéboutykine (Laurent Huon), amoureux transi de leur défunte mère, et le brave lieutenant von Touzenbach (Xavier Legrand, le fiancé "de raison" dIrina qui sera tué en duel, les militaires de passage l'impétueux major Saliony (Stéphane Schoukroun), les sous-lieutenants Fedotik et Rodé (Mathieu Barbet et Gaspard Chauvelot) et le petit peuple (Isabelle Sadoyan et Jean-Pierre Moulin).
Et pour tous, ensemble, un jeu au diapason totalement maîtrisé. Bien évidemment cette proposition, fort éloignée des déclinaisons convenues de la fameuse "âme russe" et de la mélancolie slave, peut déconcerter.
Mais ainsi en va-t-il des aventures théâtrales novatrices. Et peut-être est-ce la raison pour laquelle Christian Benedetti reprend à son compte, avec autant de pertinence que d'impertinence, cette citation de Tchekhov : "Il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus". |