Réalisé par Yi'nan Diao. Chine/Hong Kong. Policier. 1h40 (Sortie le 11 juin 2014). Avec Liao Fan Liao, Lun-mei Gwei, Xue-bing Wang, Jing-chun Wang, Ailei Yu et Ni Jing-yang Ni.
Doublement primé à la Berlinale 2014, Ours d'or du meilleur film et Ours d'argent du meilleur acteur, "Black Coal", le troisième long métrage du réalisateur chinois Yi'nan Diao, constitue tout autant une pépite filmique qu'une véritable curiosité cinématographique qui ressortit au challenge cinéphilique.
Car le réalisateur use d'un syncrétisme non seulement de genres mais d'influences stylistiques judicieusement transcendées par le directeur de la photographie Dong Jinsong pour conférer au film une identité visuelle singulière.
En effet, simultanément film d'auteur et film de genre, drame de l'intime et critique sociale, ce polar hard-boiled à la chinoise engourdi par le froid glacial du long hiver manchou rend hommage au film noir américain des années 1940-1950, s'inscrit dans le cinéma chinois social contemporain et officie comme un thriller psychologique.
Du film noir, il décline codes et thématiques : la trame policière classique que l'art du suspense et de l'ellipse narrative transforment en intrigue complexe voire incompréhensible, les personnages archétypaux au comportement équivoque que sont le privé et la femme fatale et l'ancrage référentiel dans une urbanité déshumanisante qui favorise l'anomie, la solitude et la violence.
Dans une ville industrielle de Mandchourie, polluée et glauque, la dernière affaire de l'inspecteur Zhang, excellente incarnation de Fan Liao justement récompensée, version asiate de Dirty Harry - le meurtre d'un employé d'usine retrouvé en pièces détachées sur des convoyeurs de charbon - s'est terminée en bavure et a mis fin à sa carrière, ce qui, cumulé à un divorce douloureux, l'a fait sombrer dans l'alcool.
Cinq années après, il sort de la torpeur éthylique et retrouve ses réflexes de pisteur pour mener une enquête parallèle sur deux meurtres similaires dont le dénominateur commun, outre le fait qu'ils étaient chaussés de patins à glace, l'épouse de la première victime.
Et la veuve éplorée dont il n'avait pu voir le visage enfoui dans ses mains, se révèle une jeune femme douloureuse, à qui Lun-mei Gwei apporte sa beauté gracile, d'autant plus séduisante qu'elle présente tous les signes de l'innocente victime du destin et de la fatalité.
Film social tel que défini par Gilles Deleuze, il délivre, de manière implicite et néanmoins critique, un instantané d'une Chine contemporaine délétère qui, à ses maux endémiques, a ajouté ceux du capitalisme.
Enfin, et là encore de manière métaphorique, Yi'nan Diao a inclus dans son scénario une dimension tragique en insérant la composante de l'intime avec une dramaturgie de la passion amoureuse.
Tout en maîtrisant cette combinatoire, il lui imprime un traitement atypique avec un cadre "mondialisé" - l'architecture uniforme de l'habitat prolétaire qui n'a rien de la cité radieuse - dépourvu de tout pittoresque, nonobstant les idéogrammes des enseignes et la physionomie des acteurs, et une enquête dont la finalité ne semble pas tant l'identification du meurtrier que la tentative de reconstruction identitaire de l'enquêteur.
Et la peinture sociale est traitée selon le registre du réalisme irréel, le traitement de l'image introduisant une inquiétante étrangeté dans un quotidien morne et banal, telle la scène de la patinoire où les patineurs tournent au rythme de l'air du "beau Danuble bleu" de Strauss et l'échappée quasi onirique sur la route gelée de la jeune femme qui semble en état de lévitation.
Yi'nan Diao se paie même le luxe, avec l'explosion diurne d'un feu d'artifice du dénouement - lui aussi ambigu en raison du premier et énigmatique sourire de la veuve noire - d'une incursion dans le fantastique.
Au plan formel, avec une partition verbale étique, une impassibilité expressive de rigueur, une mise en scène axée sur l'hébétude et la rupture de rythmes et la singularité de la bande-son qui repose sur les bruits, tels le souffle de la bise ou les crissements de pas dans la neige, souvent considérés comme anecdotiques ou parasites, Yi'nan Diao ne s'interdit rien. Là encore, loin de s'en tenir à un simple exercice stylistique, il opte pour des parti-pris visuels à l'esthétisme fort en brassant les références stylistiques.
Parmi ces rémanences ou occurrences "généalogiques", véritable jeu de pistes proposé au cinéphile, impossible de ne pas évoquer Wong Kar-wai, et notamment "In the mood for love", pour l'imperceptible ralenti de la caméra, la virtuosité pour filmer les lieux au point se sublimer la route gelée sur le bas-côté duquel cuve le héros déchu et induire la sensualité
d'un micro-geste.
Il ose même des images-culte, ce qui devient une audace, telles celle lynchéenne du visage dans la pénombre éclairé par la lueur d'une cigarette, la stase de la fumée de la cigarette de Wong Kar-waï, utilisées également pour des fondus-enchaînés comme la vapeur d'un feu qui se mue en vapeur du fer à repasser.
Ce polar noir dans une ville blanche, dont le titre anglo-saxon "Black Coal, Thin Ice" pointait une autre de ses caractéristiques conceptuelles qu'est la la dualité du Yin et du Yang, est un passionnant et hypnotique film puzzléique à voir et, sans aucun doute, à revoir pour en saisir la susbtantifique moelle. |