Comédie dramatique de Ludmilla Razoumovskaïa, mise en scène de Didier Long, avec Myriam Boyer, Gauthier Battoue, Julien Crampon, François Deblock et Jeanne Ruff.
Quatre lycéens russes déterminés et prêts à tout s'introduisent au domicile d'un de leurs professeurs, sous le prétexte de fêter son anniversaire, afin d'obtenir qu'elle fasse preuve de mansuétude dans la correction des copies de l'épreuve de mathématiques dont la note conditionne l'obtention du baccalauréat.
Telle est l'intrigue de la comédie dramatique intitulée "Chère Elena" écrite dans les années 1980 par la dramaturge russe Ludmilla Razoumovskaïa qui indique avoir voulu traiter du mal et du bien, du désarroi de ceux qui ont cru aux lendemains qui chantent et de la jeune génération en perte de repères et de valeurs.
Conçue comme un huis-clos, la partition, qui ressortit à deux genres théâtraux, le genre oublié de la moralité et celui de la tragédie, inclut également une variation dostoievskienne, tant pour la thématique et certains personnages archétypaux qui entrent en résonance avec ceux du roman "Crime et Châtiment".
Nonobstant la Révolution de 1917, l'ère communiste, le stalinisme et l'avènement du capitalisme, la structure de la société russe du 19ème siècle a perduré avec les intouchables fortunés de la Nomenklatura à idéologie variable, son intelligentsia molle dont les rejetons se targuent d'être des "intellectuels de souche qui sont l'espoir de la Russie", ses plébéiens sans scrupule qui ont su tirer partie de la société marchande,et la masse des laissés pour compte dont les jeunes femmes sans dot ni talent exceptionnel dont le seul capital négociable est le corps, vouées à la prostitution, selon leur degré de beauté institutionnalisée ou tarifée.
Sans foi ni loi, Pacha (Gauthier Battoue), Vitia (Julien Crampon) et Lialia (Jeanne Ruff), qui veulent bénéficier de la manne capitaliste, se sont fédérés derrière Volodia (François Deblock), avatar moderne de Raskolnikov qui se prend pour un esthète, un homme supérieur et un nouveau Machiavel.
Il est le maître d'oeuvre de cette "expédition" pour la beauté du geste, entendez acte gratuit car il n'est pas personnellement concerné par la falsification des copies, et pour éprouver sa vocation de manipulateur qu'il entend peaufiner sur le vif avant d'intégrer Sciences-Po en vue de devenir diplomate.
Mais Elena est chère, même très chère, et elle va lui donner du fil à retordre, cette enseignante célibataire sans âge, sans ami ni amour, qui vit chichement et assume la charge d'une mère hospitalisée, qu'il paraît facile d'humilier, d'acheter, de compromettre et de molester.
Car elle se raccroche à ses idéaux même s'ils ont été un peu écornés au fil des années par la réalité de la Russie de l'après guerre et ne saurait céder ni au chantage ni à la menace.
Et pourtant sa résistance face à ces "petits morveux" donneurs de leçon, qui déclenche les hostilités propices à l'escalade de la violence verbale et mentale, va se trouver grandement amoindrie quand les jeunes gens, déstabilisés et/ou cyniques, usent du levier de la culpabilisation en invoquant la faillite de l'éducation et de l'excuse absolutoire tenant à la bassesse de la société.
Mêlant réalisme brut et jeu cinétique, Didier Long a opté pour une efficace mise en scène "in-yer-face" qui innerve la tendance au didactisme de la pièce et mise sur la provocation émotionnelle, et qui tire le meilleur de jeunes acteurs dont deux font leur premier pas sur scène.
Dans le rôle-titre, de l'incompréhension à la désillusion absolue en passant par la stupéfaction, la déception et la résistance, Myriam Boyer, immense comédienne, est tout simplement magistrale.
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