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In Utero  janvier 2015

C'est un exercice paradoxalement difficile que de chroniquer son disque de chevet depuis vingt ans. Un de ces disques ultimes, appris de fond en comble et jamais usé.

In Utero, troisième et ultime album studio de Nirvana, est pour moi un de ceux-ci, et je me rends compte qu'il n'est pas aisé d'en parler objectivement, sans mièvreries stupides et redondantes. Au niveau personnel, il est arrivé à une époque spéciale et trouble, le début de mon adolescence. Une période d'isolement, perdu dans mon trou paumé, n'ayant pour distraction que la musique.

En effet, j'avais déjà testé le foot, car tout garçon de mon âge se devait d'y passer, comme un test de virilité. Hélas, ce fut un désastre psychologique et physique. Les cours de solfège et d'accordéon ne donnèrent rien de bon non plus, étant tombé sur un professeur violent au point de me cogner si je ne réussissais pas mes exercices. Je jurai de ne plus jouer, ni écouter de chansons. Je recherchais donc un autre centre d'intérêt lorsque j'ai entendu Nevermind, en 1991. C'est ce qui m'a réconcilié avec la musique. Autour de moi, tous les adeptes des bals du samedi soir où ils s'éclataient sur 2 Unlimited entre deux ratonnades bien arrosées se mirent à écouter "Smells like teen spirit". Je garderai toujours des sentiments ambigües pour cette chanson, qui symbolise autant la liesse populaire que le dégoût qui en découle. Ce fut la première et la dernière fois que j'appréciais la même musique que mes voisins et mes cousines, dont l'une d'entre elles me copia une cassette, face A : Corona et AC/DC et face B : Nevermind.

Dès lors, mon but dans la vie était de collecter le plus d'infos sur Nirvana. Mais la cassette de ma cousine me laissait sur ma faim. Ce son boueux, vaseux était très étrange et me déstabilisait. J'étais encore un gamin et je n'arrivais pas à analyser vraiment ce que j'entendais, mais je sais que trois mois plus tard, quand je trouva Bleach en cassette dans une grande surface, je devins encore plus "fan" car j'adorais la production, digne de la musique, brute et sans toutes les fioritures de l'album suivant.

Deux ans après, un ami me dit qu'il possède le tout dernier disque du groupe. N'ayant pas de platine CD, je lui demande une copie et reproduit la jaquette sur une feuille de brouillon (paroles, photos, crédits, tout cela étant fort intéressant pour un adepte ultra-fan). Je me souviens très bien le jour où je rentrai des cours avec ma cassette en poche. Nous étions en été et il faisait une chaleur lourde et étouffante, un orage menaçait. Je mis en marche le lecteur, et puis trois coups de baguettes : 1,2,3, PAN ! La grosse claque. Des frissons me parcourent la colonne vertébrale. Je n'eus pas le sentiment d'écouter les mêmes musiciens que sur Nevermind. Le son était rêche, cru, les guitares crissaient, incisives. La batterie était lourde et le chant tranchant. Et cela ne portait pas atteinte aux compositions : cela les sublimait.

Ce jour-là, j'ai choisi mon camp, celui de la spontanéité, du naturel, et non du superflu qu'incarnait désormais pour moi Nevermind. Il est clair que j'admire l'oeuvre globale de Nirvana, ses penchants les plus pop comme ceux les plus tordus et sombres, mais il est indéniable qu'ils ont parfois fait des choix déplacés et In Utero est tout le contraire. Il suinte la hargne et la douleur. Il dit tout haut ce que Bleach et Nevermind disent tout bas. On peut le comparer à la compilation Incesticide mais cette dernière n'a pas l'unité artistique, ni l'étalage de talent présent sur In Utero. Ce n'est d'ailleurs pas un album. La comparaison s'arrête donc au côté "sans concession" et libertaire des deux disques.

In Utero, donc, sorti courant 1993, est enregistré aux Pachyderm Studios sous la neige du Minnesota en février. En douze jours, mixage compris. Autant dire qu'il n'y avait pas de place et de temps pour les fioritures. Le choix de l'ingénieur du son se porte sur Steve Albini. Personnage-clé de l'underground américain, son groupe Big Black a marqué les membres de Nirvana. Il est réputé pour son refus des compromis, produisant un travail brut et spontané, quitte à s'octroyer les foudres des maisons de disques, lui-même détestant ouvertement les majors compagnies. Sa femme est au fourneau (pour l'anecdote, Courtney Love, présente quelques jours dira qu'elle devait faire la cuisine et servir le repas sans dire un mot, victime de la mysoginie légendaire de son compagnon).

Les sessions se sont bien déroulées, si on compare avec les activités du groupe en 1992, époque où le groupe était presque dissout, croulant sous le poids des rumeurs de paparrazi et les problèmes internes, le couple Cobain-Love étant devenu plus célèbre que Nirvana. L'obligation de jouer dans des salles énormes et des stades était également mal vécue. Les jeunots du rock indépendant transformés en superstars planétaires se sont apparement bien retrouvés, au moins artistiquement, durant In Utero. Ils avaient la volonté profonde de faire un disque personnel, plus singulier que l'opus précédant, quitte à ne plaire qu'à une minorité de gens. Cobain dira d'ailleurs qu'il espèrait vivement que leur nouveau disque se vende moins que Nevermind. Les prises se passèrent bien, mais il y eut quelques soucis de mixage, jugé invendable et anti-commercial par Geffen Records. Du coup, le producteur de REM, Scott Litt, fut appellé pour "retoucher" le son des singles, surtout "Heart shaped box". En réalité, seules les voix furent légerement relevées en volume, c'est tout. Les Nirvana furent contents du résultat, beaucoup plus en adéquation avec leurs volontés profondes que ne l'avaient été Bleach et Nevermind.

Quand on écoute In Utero, on pense à Guided By Voices, Rapeman, The Stooges, Gang of four, Jesus Lizard. Nevermind, lui, rappelle plutôt Cheap Trick, REM, Grand Funk ou les Bay City Rollers. Il est clair que même si ce n'était pas un but conscient et volontaire, Nirvana voulait s'écarter des grosses pointures de la variété, prouver qu'ils n'avaient pas grand-chose en commun avec Michael Jackson ou Boy George. Ce qui frappe vingt ans après, c'est le caractère moderne du son. Il n'a pas pris une ride. Si Bleach était gentiment innocent et frais malgré ses défauts, Nevermind était ancré dans une époque et son rendu à la botte des canons et des caractérisitiques de cette période l'ont fait mal vieillir. Il sonne trop "comme tous les groupes 90's".

Mais assez parlé de son, attachons-nous aux chansons. Elles n'ont jamais été aussi bonnes que sur In utero. De plus, l'album est très éclectique. Ce n'est pas qu'un concentré de rage. Il nous offre la possibilité de découvrir ou de confirmer les talents mélodiques de Cobain. "Heart shaped box", "Dumb", "All apologies" sont des chansons attractivement étranges, magnifiques de simplicité et ont une beauté pure. A côté de celles-ci, on y entend des brûlots punk qui nous laissent imaginer un lion féroce enfermé dans une petite cage, à qui l'on tend un bout de viande pour le faire sortir de ses gonds. "Very ape" et "Tourette's" sont de celles-là. "Milk it" est un des morceaux les plus tordus de Nirvana et l'un des meilleurs. Il pourrait, selon les dires de Cobain, représenter la phase artistique dans laquelle le groupe voulait s'engouffrer s'il avait continué. Cela (une structure alambiquée et des ambiances plus prononcées) et des chansons très folk, très calmes, travaillées avec des samples et des boucles, auraient pu constituer le disque suivant de Nirvana.

Enfin, la plupart des autres morceaux naviguent entre deux eaux, montrent comment le talent de songwriting est à son paroxysme, alternant énergie, colère ("Scentless apprentice") et mélodies entraînantes comme sur "Serve the servants" ou "Frances Farmer". Si je devais citer un seul défaut ou un sous-morceau, je mentionnerai "Pennyroyal tea" car il est beaucoup mieux traité en live (regardez la version de février 1994 à Nulle par ailleurs, c'est une tuerie !). Mais à part ça, l'album entier est un monument. C'est tout bonnement un des meilleurs disques de rock'n'roll. Si Nevermind possédait déjà des chansons excellentes (mais pas toutes), In utero possède en plus un univers singulier, étrange, mais foutrement humain. En fait, pas si étrange que cela au final : il va simplement loin dans l'extériorisation et le traitement de ressentis extrêmes et parfois un peu tordus. Mais je suis sûr que chaque humain, au moins une fois dans sa vie, a fait face à des émotions que Nirvana décrit dans In Utero. Chacun de nous, plus ou moins profondément, doit gérer des mécanismes émotionnels mis en avant dans le disque, que ce soit dans la musique ou dans les paroles.

Les textes, justement, ne sont pas en reste et je les trouve beaucoup plus mûrs que ceux des précedents albums. Cobain met en place toute une imagerie forte et obsédante. Les sujets sont variés : dégout de la société et du star-système (certains passages de "Serve the servants", "Radio Friendly Unit Shifter"), amour (certaines lignes de "Dumb", "Heart-shaped Box"), drogues, névroses et psychoses, problèmes d'égo, et d'autres, pas forcément aussi sombres que ça. Car Cobain lui-même a nié l'aspect auto-biographique, affirmant que la plupart des paroles étaient issues de lectures et de films. Il aurait mis en texte des thèmes empruntés à sa culture. On veut bien le croire, en prenant l'exemple de "Scentless Apprentice" qui est de manière évidente inspiré du roman Le Parfum de Patrick Süskind.

Les paroles sont donc obsédantes, la musique aussi. Durant cet été caniculaire où j'ai mis ma cassette dans le magnétophone, j'étais comme obsédé, car In Utero est un disque obsédant, obsessif, obsessionnel. Même si le but premier était juste de faire un très bon disque, se concentrer sur les chansons, Nirvana, à cette occasion, a fait un gros doigt d'honneur à ceux qui les croyaient morts et enterrés, détruits par leur propre gloire et par les drogues. Un gros "fuck" à ceux qui les voyaient comme un boys band de guignols à la mode, incapable de faire autre chose que du Grunge académique, détruisant leur matériel sur scène comme si c'était un exercice planifié et organisé par des managers désireux de toucher les ados en manque de pseudo-rebels qui cassent tout sur leur passage, parce que c'est trop cool.

In utero est donc avant tout un des meilleurs albums de rock'n'roll de tous les temps, et aussi une manière de faire taire toutes les mauvaises langues. Envoyer chier les gros cons toutes catégories. Et ce fut réussi. Nirvana, en 1992-93 mièvre une fois sur deux en concert électrique, reste jusqu'à la fin excellent en studio. Même le disque live MTV Unplugged in New York souvent détesté par les fans branchés, est plein de bonnes choses, j'assume mon point de vue. Et puis la dernière session d'enregistrement début 1994 aux studios de Robert Lang a généré des choses intéressantes (au moins pendant les quelques heures où Cobain a daigné se pointer), même si les chansons étaient des ébauches. En effet, la seule finalisée est un tube en puissance : "You know your rights", promettant un prochain album rempli de bon matériel. La vie en décidera autrement.

In Utero cloue le bec au grunge, en finit avec lui, le roue de coups, le met hors d'état de nuire et, une fois la sale besogne achevée, il se paie le luxe de fournir un aspect novateur, un futur annoncé prometteur. C'est une porte d'entrée dans la salle d'accueil d'un nouveau genre. On peut aussi, hélas, le voir comme le chant du cygne du genre. En gros, la fin du rock'n'roll, du vrai. Car depuis, je n'ai plus jamais autant frissonné en écoutant un disque de rock. Du début à la fin, il me scotche sur ma chaise. C'est un disque certes dur à écouter, mais sacrément poignant, au point de n'avoir pris aucune ride vingt ans plus tard. On est là loin d'un sous-genre musical comme le rock indé, on est dans le domaine de l'excellence musicale, on a dans les oreilles un chef-d'oeuvre général, tous styles confondus, susceptible de marquer les esprits de tout bon amateur de musique, même éloigné du rock'n'roll.

A bon entendeur.

 

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