Comédie de Natacha De Pontcharra, mise en scène de Fanny Malterre, avec Jean-Christophe Allais, Jean-Yves Duparc et Rainer Sievert.
"Les Ratés", les jumeaux Jef et Jeffie, sont "faits comme des rats" et pour eux l'expression courante doit également être entendue au sens premier des termes.
En effet, ils sont inéluctablement piégés, dès leur naissance, par la fatalité génétique leur assignant un destin tragique en ce qu'elle induit, dans un monde cruel et paradoxal fortement attaché à la norme alors même qu'est prôné le droit à la différence, la fatalité sociale de l'exclusion par la marginalisation.
Car, suite à un accident génétique, qui résulte non d'une mutation aberrante mais de la résurgence d'une tare familiale introduite par un arrière-grand père, ils sont de petits hommes à têtes de rat. Alors comment vivre - survivre - à l'extérieur du monde avec toute cette souffrance accumulée et pour seul soutien un père résigné ?
Conte fantastique et fable sociale ordonnée autour de la symbolique du rat et se situant à la croisée des genres entre Brecht, Kafka, Copi et Bohumil Hrabal, la structure dramaturgique de l'atypique et singulière partition de Natacha de Pontcharra se déploie à partir d'une écriture ciselée qui restitue la parole de ces hommes simples, au vocabulaire pauvre et à la syntaxe approximative, les mots des pauvres gens comme chantait Léo Ferré, qui traduisent une pensée formelle mal structurée.
Avec un discernement et une intelligence rares, Fanny Malterre met en scène cette partition sensible et violente dans le registre de la tragi-comédie burlesque en se gardant, fort judicieusement, de verser tant dans l'illustration que l'anecdotique.
Elle a opté pour l'économie de moyens scénographiques et misé sur la dramaturgie du corps. Point de grimage pour signifier le handicap physique mais des mimiques de rongeur subtilement délivrées et un jeu sobre, ni caricatural ni compassionnel, pour délivrer la parole de ces êtres à l'humanité niée devenus des bombes à retardement.
La direction d'acteur est affirmée et l'interprétation, délivrée par des comédiens aguerris au verbe funambule et au registre composite s'avère exceptionnelle.
Assis des tabourets placés sur une petite estrade tels des naufragés sur un radeau, tous trois collés comme les rats dans leur nid, les officiants racontent cette histoire, la sidération première, l'enfance cagoulée, l'astuce pour dissimuler leur disgrâce, et puis l'inexorable enchaînement qui conduit au désastre.
Allure bonhomme, Jean-Yves Duparc campe parfaitement un père à l'oeil humide et tendre qui, sans y croire vraiment, tente de contrer l'adversité. Jean-Christophe Allais apporte au jumeau le plus désarmé, l'innocent, la bouleversante fragilité de l'enfance blessée et Rainert Sievert réussit une fascinante incarnation du frère lucide et sagace qui va assumer l'animalité qui lui est attribuée.
L'émotion qui affleure sous le rire que suscite l'apparente cocasserie des dialogues, un rire réflexe qui traduit sans doute sinon un malaise du moins une vraie réaction - trouble, empathie, mauvaise conscience ? vaste est la gamme des possibles - se développe presque en sourdine, s'amplifie au fur et à mesure qu'est pressentie l'inéluctabilité d'un terrible dénouement, et, tel un raz-de-marée, submerge en laissant le spectateur pantelant.
Pour que puisse être changé le regard sur l'altérité. |