Comédie de Molière, mise en scène de Benoït Lambert, avec avec Marc Berman, Stephan Castang, Anne Cuisenier, Yoann Gasiorowski, Florent Gauthier, Étienne Grebot, Raphaël Patout, Aurélie Reinhorn, Camille Roy, Martine Schambacher, Paul Schirck et Emmanuel Vérité.
Le "Tartuffe" de Molière, souvent réduite à une satire de la bigoterie et de l'hypocrisie ecclésiastique, constitue une oeuvre riche de potentialités que révèlent des mises en scène éclairées dont la sagacité de l'analyse réflexive et les forces de proposition ne découlent pas uniquement de la compréhension du texte mais également du décryptage minutieux des personnages, même ceux confinés à des silhouettes, des caractères, de la situation et de l'intrigue.
Tel est le cas du "Tartuffe ou l'Imposteur" de Benoît Lambert, placé sous le prisme social-économique et porté par des parti-pris forts, sagaces et cohérents, dont le premier consiste en un déplacement de focale du rôle-titre au rôle qualifié de "victimaire" de Orgon qui devient le pivot de l'intrigue.
Ils se développent selon les trois axes en synergie indiquées dans sa note d'intention : l'histoire d'un imposteur, un "gueux" animé d'un esprit de revanche de classe, le dérèglement d'un homme victime d'une pulsion destructrice et le portrait d'une famille bourgeoise en crise.
Orgon, pater familias autoritaire qui se veut le maître auquel chacun obéit, pour qui faire enrager le monde est la plus grande joie" et que le sort de ses proches indiffère, s'engage dans un processus que Benoît Lambert qualifie de suicide social dont Tartuffe est l'instrument.
Aussi Tartuffe n'est-il une "petite frappe" espérant prendre en douce l'ascenseur social en incitant Orgon, en pleine crise de religiosité, à se défaire de son bien en contrepartie du salut et il va cristalliser toutes les amertumes et rancoeurs d'une famille dont les membres essentiellement individualistes retrouvent une solidarité opportuniste pour éliminer l'ennemi commun.
La partition est ancrée dans la contemporanéité du 20ème siècle et le milieu de la bourgeoisie établie et fortunée. L'univers social et le lieu de l'intrigue sont signifiés par la scénographie métonymique de Antoine Franchet, également créateur des lumières propres à soutenir le huis-clos familial, avec un décor unique conçu comme l'épure d'une pièce de réception avec des murs suspendus en tulle noir pourvus de cadres dorés évoquant les lambris des intérieurs haussamnniens pourvue d'une immense table dinatoire.
Le luxe sobre des costumes confectionnés par Violaine L. Chartier dans une harmonie tri-chromatique noir/gris/blanc, telles la tenue d'un blanc virginal avec rang de perles pour le jeune fille à marier et la petite robe noire avec un dos de dentelle transparente pour la maîtresse de maison, qui contraste avec la modestie de la confection bon marché de la tenue de Tartuffe, sont à l'avenant.
La proposition pertinente, intelligente, et quasiment politique, de Benoît Lambert, soutenue par une direction d'acteur rigoureuse, s'avère roborative et jubilatoire.
L'interprétation des comédiens du Théâtre de la Tentative, compagnie qu'il a fondé avec Emmanuel Vérité, est exemplaire quant à la finesse d'interprétation du jeu non verbal et la maîtrise du texte qui fait totalement oublier, nonobstant la pratique des diérèses, la métrique en alexandrins dont ils jouent et déjouent les pièges à l'envi.
Outre la grand-mère conservatrice (Stéphan Castang) bloquée dans l'ancien temps, la famille, dont la conscience de classe et l'attachement à l'aisance matérielle, constituent les seuls dénominateurs communs, est composée d'Elmire (Anne Cuisenier), l'épouse stéréotype de la bourgeoise, Cléante (Etienne Grebot), le beau-frère invité à vie, Mariane (Aurélie Reinhorn), la fille qui ne veut pas d'une mésalliance maritale, Valère (Yoann Gasiorowski) son amant soucieux de ne pas laisser échapper un beau parti et Damis (Paul Schirck) le fils oisif qui refuse de se faire spolier.
Et puis, le père, Orgon. Marc Berman, qui va jusqu'à réinventer et transcender les fameuses répliques "Et Tartuffe ?" et "Le pauvre homme !", est magistral entre folie haineuse et vieil enfant caractériel.
Du côté plébéien, Tartuffe est campé avec une légèreté juvénile par Emmanuel Vérité et Martine Schambacher est une pétulante gouvernante au franc-parler qui défend l'ordre social en contradiction avec ses propres origines.
Et si Benoît Lambert prend quelques libertés avec le générique original, il ne lui sera certes pas tenu rigueur dès lors qu'elle souligne son propos. Ainsi érige-t-il Flipote (Camille Roy), servante de la grand-mère en servante de la maisonnée pour en faire le témoin des turpitudes bourgeoises, crée le personnage muet du valet de Tartuffe (Florent Gauthier) qui a tout de l'acolyte louche et transforme l'intervention de l'officier de justice qui vient arrêter Tartuffe rattrapé par ses méfaits antérieurs - et qui rétablit l'ordre social menacé - en émissaire déique célébrant une épiphanie au cours de laquelle est adoubée la classe dominante.
Et tout recommence comme avant avec la servante qui dresse la table. |