Avec "Shakespeare, la biographie", l'écrivain et essayiste britannique Peter Ackroyd livre une biographie passionnante qui évite les écueils majeurs, auxquels se confrontent un genre littéraire aussi difficile à l'écriture qu'à la lecture, que sont la biographie historique, souvent rébarbative, relatant les plus infimes détails à des fins d'exhaustivité scientifique, la biographie romancée, sinon fictionnalisée et l'hagiographie à thèse. De surcroît, en l'occurrence, l'enjeu est de taille puisqu'elle concerne le génie dramatique du 16ème siècle, figure majeure et emblématique du théâtre élisabéthain, dont la vie et l'oeuvre ont été maintes et maintes fois décortiquées tout en concourant à créer un "mystère Shakespeare".
En effet, à défaut de mémorialiste contemporain ayant relaté sa vie comme de mémoires personnelles, la laborieuse reconstitution de sa vie révèle davantage de lacunes que de certitudes, ce qui a alimenté les thèses et suscité de vives controverses quant à des éléments de sa vie privée, de son appartenance religieuse à sa sexualité, et sur la réalité même de son existence en raison de l'abondance de son oeuvre, 36 pièces écrites en 25 ans, que d'aucuns attribuent à un collectif d'auteurs ou d'acteurs ayant pris le nom de Shakespeare.
Le mérite de Peter Ackroyd tient, en premier lieu, à l'exigence d'objectivité qui sous-tend sa partition en ne cherchant pas à combler les "vides" qu'il énonce clairement tout en dénonçant les affabulations qu'ils ont générées.
A l'aide des éléments éprouvés et fiables, il livre un portrait de William Shakespeare, qui se garde d'être psychologique : un portrait social, celui d "un homme dont tout le monde vantait la douceur et la courtoisie, de bonne éducation et possédant toutes les qualités du gentleman" et paradoxal en ce que l'acteur, directeur de troupe et auteur dramatique n'était pas un artiste bohème vivant de rimes et de l'air du temps mais un homme qui avait les pieds sur terre ("cet esprit très pragmatique, doué en affaires, était capable de créer un univers de passions et de rêves").
Ensuite, cette lecture passionnante est également plaisante car Peter Ackroyd n'a pas sacrifié à la forme traditionnelle des grandes époques chronologiques aboutissant à d'interminables chapitres y préférant une succession de brefs chapitres thématiques, au délicat titrage shakespearien, alternant la recension de faits historicisés et les pertinents éclairages in situ par voie de courts essais aussi érudits que didactiques.
Ainsi,
par exemple, et notamment, sur l'éducation, la vie quotidienne de l'époque à Londres, seule ville d'Angleterre, l'histoire du théâtre et l'émergence du théâtre élisabéthain en rupture avec le théâtre bâti sur l'eschatologie ecclésiatique tout en introduisant un nouveau rituel sacré, la vie des troupes de théâtre et la figure de comédiens célèbres en leur temps.
S'agissant de l'oeuvre de Shakespeare, Peter Ackroyd insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une création ex nihilo mais d'une capacité à inventer par imitation à partir de l'existant, les miracles et moralités médiévaux, ses lectures dont la littérature ancienne sur l'Antiquité ainsi que son immersion dans la vie londonienne de l'époque (Londres constituant la "principale grille de lecture de la réalité") qui en constitue le creuset.
Illustré d'exemples avec des références à ses pièces, il en dégage la genèse, les pièces personnelles, celles dans lesquelles il a joué et qu'il a "réinventé" et les pièces résultant de collaborations, les fondamentaux, notamment la rythmique musicale et la fluidité de l'action liée à des répliques courtes excluant la tirade, et l'évolution stylistique depuis les premières comédies italianisantes aux drames romanesques en passant par les pièces historiques.
Et, certes, s'il reconnaît l'apport majeur de Shakespeare, celui de "repousser le théâtre hors des contraintes du temps et d'espace", il démythifie le personnage en indiquant que "la témérité et la variété de son théâtre est due à sa popularité et au succès assurés dans sa jeunesse", succès qu'il doit à la chance d'avoir écrit pour une trouble stable, celle du Grand Chambellan, avant de fonder le Théâtre du Globe et à sa capacité à "s'être adapté au goût du public tout en contribuant à le façonner". |