Carton plein pour Virginie Despentes en 2015 avec, en février, le premier tome de "Vernon Subutex" et une critique quasi unanime, reprise en choeur lors de la parution en juin du deuxième volet d'une trilogie considérée comme "une cartographie de la société française", équivalente à la "Comédie humaine", de surcroît opérant "la synthèse de la grande tradition du roman français du 19ème siècle et de la culture des séries américaines"
Eriger la sulfureuse féministes des années 1990 en Balzac du 21ème siècle ne manque pas de piquant car si elle traite, certes, des désillusions de la molle génération X, coincée entre celles des "baby boomers" et les "digital natives", et sait créer, par hybridation avec le réel, des personnages crédibles, elle n'explore pas l'ensemble de la société concourant à une véritable peinture sociale.
Au lecteur doublé d'un exégète balzacien le soin d'apprécier en connaissance de cause. En effet, elle opère par immersion selon un procédé plutôt zolacien en usant non d'un manichéisme judéo-chrétien ou d'une approche ontologique mais d'un déterminisme social néo-marxiste, dans le microcosme de ceux qui, nés trop tard et nostalgiques de la beat génération, se voulaient - et se croyaient - des "beatniks" à la française doublés de "warriors" ("C'était une guerre qu'on faisait. Contre la tiédeur. On inventait la vie qu'on voulait avoir et aucun rabat-joie n'était là pour nous prévenir qu'à la fin on renoncerait").
Quant à la synthèse avec la culture télévisuelle d'outre-Atlantique, au lecteur doublé d'un "series addict" de juger.
Sur toile de fond de paysage du rock à la "High Fidelity" de Nick Horny, utilisant sa connaissance in vivo et in situ du petit monde des fans de rock alternatif et des codes de celui-ci, dont la rupture, qui se veut subversive, avec une certaine normalité et l'appétence pour les abîmes de l'humain, Virginie Despentes traite de la mythologie du rock comme musique identitaire, vecteur de rêve et mode de vie contestataire.
Et elle propose, non un opus autobiographique ou autofictionnel, mais une fiction romanesque de facture classique instillée d'une sous-trame à suspense, évoquant, entre autres, celle du "Roi-Lézard" de Dominique Sylvain, avec pour macguffin de mystérieux enregistrements laissés par une défunte rock-star dont le contenu - confession, révélations, bootlegs posthumes ? - suscite supputations et convoitises.
Et leur dernier détenteur est le personnage-titre, un ex-disquaire, peut-être le seul à ne pas avoir renoncé à son idéal de jeunesse ("Mon aristocratie, c'est ma biographie : on m'a dépouillé de tout ce que j'avais, mais j'ai connu un monde qu'on s'était créé sur mesure, dans lequel je ne me levais pas le matin en me disant que je vais encore obéir"), que la numérisation a conduit à la faillite et à la clochardisation.
Il s'est laissé happer par une dérive à la Dan Fante, tant subie qu'assumée, et se retrouve comme l'alpiniste qui dévisse, suspendu dans les airs, étourdi et grisé par l'apesanteur.
Mais il est rattrapé par ses anciennes relations, dont celles plus pragmatiques intéressées par lesdits enregistrements, telle la Hyène, personnage transfuge du précédent roman de Virginie Despentes "Apocalypse bébé", qui subitement, après l'avoir mesquinement "dépanné" et tenu à distance, veulent le ramener non pas tant à la réalité mais à un "revival" qui pourrait agir comme un antidote à leur solitude et leur perte de repères.
Car, au bord de la rupture nauséeuse provoquée par ce qu'ils voient dans le rétroviseur de leur vie, ce sont tous des paumés en quête d'une figure fédératrice, voire salvatrice - il y a aussi du mysticisme chez les rockeurs ("...on entrait dans le rock comme on entre dans une cathédrale, et c'était un vaisseau spatial, cette histoire. Il y avait des saints partout, on ne savait plus devant lequel s'agenouiller pour prier").
De nouveau happés par le mirage de la vie communautaire, autre credo psychédélique, ils vont réactiver l'arrière-boutique du disquaire dans 'un café des Buttes Chaumont à la romantique enseigne "Rosa Bonheur" où, le temps d'une soirée, le SDF se mue en DJ.
Loin du répertoire rock, entre Ferré et Aznavour, "même les plus chouettes souvenirs ça t'as une de ces gueules" et les rêves et utopies, ces "Fleurs sauvages de nos printemps... enterrés sous le poids des ans", l'approche de la cinquantaine, Virginie Despentes est née en 1969, sonne l'heure du bilan et de la fameuse question "Qu'avons-nous fait de nos vingt ans ?".
Avec le temps, tout change, à commencer par elle-même,. la rebelle punk qui a troqué la grunge attitude, cheveux gras, T-shirts cool et alcoolémie élevée, pour le look bcbg, tailleur noir, chemisier blanc, lunettes arty et sobriété. rejoint l'écurie Grasset et intégré le jury du Prix Fémina après avoir été, notamment lauréate du Prix Renaudot. Rattrapée par le conformisme ou/et récupérée par le "système" (?), elle a désormais pignon sur rue.
Elle compte parmi les rares et chanceux, qui ne sont pas restés au bord de la route, car elle a compris que le rock n'était qu'une aventure et que toute aventure a une fin ("Le rock, la musique, les tournées c'était la dernière aventure du monde civilisé") et elle jette un regard nostalgique et clément sur ces "enfants du rock" que le temps a laminé en les laissant, avec l'office du désenchantement et du renoncement, frustrés, défaits, vaincus, soumis, voire vendus, parfois rageurs.
Elle leur prête sa plume, son écriture organique et son style réaliste et nerveux pour faire entendre leurs voix par le procédé du flux de conscience délivré par un narrateur extradiégétique, composer une superbe galerie de portraits archétypaux "taillés sur la bête" et disséquer des tranches de vie bien saignantes qui captent, sans jamais la lâcher, l'attention du lecteur fasciné par ces trajectoires hors normes.
Un des points forts tient à la maîtrise de la construction, sur le mode de la ronde schnitzlérienne qui convient à aux trajectoires croisées des personnages, et les inserts virulents, parfois radicaux et extrémistes, toujours polémiques sur des thématiques sociales actuelles qu'elle attribue astucieusement à ces derniers ce qui écarte l'identification au premier degré.
Donc littérature "bande rouge" : sachez que si la lecture "Vernon Subutex 2" peut éventuellement intervenir en faisant l'économie du premier tome, en revanche, la dépendance risque d'être immédiate et laisser en état de manque sans produit de substitution jusqu'à la parution du volume-épilogue.. |