Comédie dramatique de Michel Vinaver, mise en scène de René Loyon, avec Valentine Galey, Pierre-François Garel, Olivia Kryger et Julien Muller.
En ce début de 21ème siècle, l'univers impitoyable du monde du travail constitue un des épicentres de l'écriture théâtrale, et ce dans tous les registres, de la comédie au théâtre documentaire.
Mais au milieu du siècle précédent, Michel Vinaver, et, en l'occurrence, en 1969 avec "La demande d'emploi", faisait figure de pionnier avec une comédie dramatique qui, de surcroît, et rétrospectivement, s'avère non seulement novatrice mais également prémonitoire et donc d'une actualité sidérante.
Novatrice, car articulée autour de l'interview intrusif auquel est soumis le postulant à un poste de cadre supérieur, , qui, s'il a perdu de son caractère intrusif au regard de sa déclinaison contemporaine qu'est l'entretien de sélection, lequel n'a pas encore atteint l'acmé machiavélique dépeint par Mike Bartlett dans "Contractions", augurait des nouvelles méthodes de recrutement et de management appliquant les principes de la psychologie sociale.
Prémonitoire, en prenant pour cadre une multinationale qui se targue d'exercer une activité qui milite pour le pacifisme et dont, ironiquement le nom commercial - CEVA acronyme de compagnie internationale de vacances animatrices - est celui du dieu hindou de la guerre. Depuis ces entreprises de la nouvelle génération, toujours purement commerciales avec pour finalité unique la réalisation de bénéfices et pour dogme la loi du profit, grâce à des tours de passe-passe marketing, tel, par exemple, le greenwashing, se sont dotées d'une image vertueuse, voire philanthropique.
Enfin, intemporelle parce que Michel Vinaver ne verse pas dans la diabolisation primaire de l'entreprise inféodée au capitalisme libéral ou l'antagonisme existentiel entre l'individu et le système.
En effet, il use d'une dialectique plus subtile, celle de l'individu aux prises avec l'ordre économique qui repose sur sa capacité d'adaptation et son janusianisme entre l'adhésion et le rejet du credo moderne, un credo économique qui, au 20ème siècle scellant la mort de Dieu, se substitue au divin et repose sur la nouvelle trinité que forment le capitalisme libéral, la financiarisation érigeant l'argent-moyen en produit et but et le consumérisme.
Ressortant au théâtre du quotidien et au théâtre de la parole, la pièce intègre, comme toujours dans son oeuvre une dimension mythique qui la rapproche de la tragédie classique, en l'espèce, biblique avec le thème du paradis perdu, plus précisément de l'homme chassé du jardin d'Eden auquel correspond l'exclusion résultant du chômage.
Par ailleurs, la structure formelle est singulière puisque l'intention de l'auteur est de présenter les différents états du Moi du personnage central - Monsieur Fage, cadre quarantenaire, marié avec un enfant, en recherche d'emploi - selon les schémas posés par l'analyse transactionnelle qui conduiront à son implosion mentale.
Dès lors, l'écriture, éminemment virtuose, calquée sur le mode du flux de pensée, tout en n'étant pas monologale, s'affranchit tant de la linéarité narrative que du discours, de la logique et de la fonction du dialogue pour procéder à l'imbrication et au télescopage de fragments de situations et de conversations qui, de plus, peuvent se répéter à la manière de variations autour d'un même point d'achoppement.
Dans le décor multifonctionnel, impersonnel et intemporel, de Nicolas Sire, un quatuor émérite satisfait ce difficultissime exercice nécessitant une concentration absolue et une écoute attentive pour reprendre la parole "au pied levé" sans hiatus tonal.
Il est dirigé à la baguette par René Loyon qui a orchestré cette partition glassienne parsemée de pauses instantanées, faisant office de diapason, dans le registre du réalisme tempéré.
Valentine Galey est juste et crédible dans le rôle de l'adolescente butée à la rébellion pragmatique et Olivia Kryger, campe, avec uns pointe d'hystérie dispensable, l'épouse à l'esprit petit-bourgeois et culpabilisatrice qui se défausse sur son mari.
Pierre-François Garel, comédien plus que prometteur, déjà remarqué lors de son cursus au CNSAD et tout dernièrement vu dans un exercice diamétralement opposé, époustouflant monologue dramatique ("La dernière idole") est parfait dans le rôle du chargé du recrutement.
Et mention spéciale à Julien Muller qui doit mener de front, en sus de ces angoisses personnelles, et en trilatéral, l'interrogatoire invasif et pertubateur et les doléances autocentrées des membres de sa famille.
Du théâtre de haut vol.
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