"Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie."
El Desdichado Gérard de Nerval, Les Chimères
On ne va pas retracer la vie de David Bowie, vous la connaissez. Devenu une sorte de divinité à la liberté artistique totale, il est définitivement, et à raison, rentré au panthéon de la musique. Il aurait pu capitaliser sur ses albums fascinants qui font oublier ceux juste moins bons, sortir avec une régularité d’horloger suisse des compilations commémoratives. Pourtant, il est toujours là, toujours vivant. Même si le rêve de le revoir un jour sur scène semble irréaliste, il nous reste sa musique.
Avec son statut presque divinatoire et prophétique, et le fait qu’il soit peut être son dernier disque, Blackstar devient un album culte. Mais c’est avant tout un superbe album, comme nous n’aurions encore pu ou même oser espérer. Un disque époustouflant de classe et d’audace, d’intelligence musicale, mélodiquement, harmoniquement et rythmiquement souvent fascinant. Un disque qui n’a pas grand-chose à voir avec le jazz (nous rappellerons que saxophone ténor et modalité n’égal pas forcément jazz), ni avec le rock, la musique électronique, la drum and bass ou le hip-hop mais qui se rapproche plus d’un rock joué par des jazzmen.
Si Blackstar est souvent magnétique, complexe, sombre et mélancolique, il possède à de nombreux égards des côtés kurtweillien et nervalien, ce mélange de mélancolie, de références ésotériques et de mystère. Bowie y explore les profondeurs de l’inconscient, exprime une renaissance (Lazare, cette légende biblique de l’homme qui revient d’entre les morts), une quête d’identité (fil rouge qui parcourt toute son œuvre, de Ziggy en passant par le Thin White Duke) et tente d’abolir la frontière entre réalité et rêve (sa voix spectrale mais toujours vecteur d’émotions, l’artwork de l’album et les clips qui y sont associés ne parlent que de cela). Comme chez Nerval et son poème El Desdichado, les références à la mort sont très importantes. On ne sait si le chanteur est sorti du monde des vivants, ses sorties sont rares.
Blackstar est aussi et surtout une histoire de musiciens. Pour ce disque, Bowie s’est associé avec l’arrangeuse Maria Schneider pour qui on présente souvent sa musique comme "évocatrice, majestueuse, magique, par-delà les genres esthétiques". Surtout il a fait appel à l'excellentissime saxophoniste "jazz" Donny McCaslin et les membres de son quartet : Jason Lindner aux claviers, Tim Lefebvre à la basse et Mark Guiliana et sa science du groove à la batterie, auxquels il faut ajouter le guitariste Ben Monder. Un choix délibéré, intelligent, rappelant son envie de transversalité entre jazz et musique électronique, transversalité présente avec le même esprit dans Fast Future de Donny McCaslin sorti en mars de l’année dernière.
Encore une fois, il est le marqueur de son époque, à l’avant-garde, comme ces artistes souvent issus du jazz et du hip-hop, (comme Kendrick Lamar, Kamasi Washington, Thundercat, VKNG, Médéric Collignon…) qui abolissent les frontières stylistiques, cette expansion totale des styles chère à Miles Davis. Et si la boucle était bouclée ? Le Major Tom parti dans l’espace est devenue une étoile, noire, mais une étoile quand même, signe de son immortalité.
"I Can’t give everything away, seeing more and feeling less, saying no but meaning yes, this is all i ever meant, that’s the message that I sent"
# 14 avril 2024 : En avril, de la culture tu suivras le fil
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