Comédie de Evelyne de la Chenelière, mise en scène de Nabil El Azan, avec Christine Murillo et Jean-Claude Leguay.
Dans des appartements siamois, la cloison mitoyenne mince comme du papier à cigarette constitue néanmoins une barrière infranchissable pour leurs occupants, des "single" selon la terminologie contemporaine, mais certes pas des célibattants, des individus ordinaires et cependant singuliers.
Monsieur Chiton, nom d'un mollusque marin, est homme ordinaire, banal et transparent mais néanmoins singulier. Non seulement en raison de la longueur excessive de ses bras détendus par une longue pratique de l'auto-embrassade pour compenser le manque d'amour maternel d'une mère autoritaire et castratrice mais par son goût du tissu à carreaux qu'il affectionne au point d'en être vêtu de manière disparate des chaussures au chapeau comme une véritable carte d'échantillon.
Madame Potée, qui évoque l'empotée, est également une femme ordinaire, banale et transparente mais toute aussi singulière. Elle s'évertue à s'attifer en chinoise car cela sied avec ses yeux qu'elle bride manuellement pour faire le point visuel car elle est affligée d'une myopie sévère qu'elle s'obstine à ne pas vouloir corriger pour rester dans un flou rassurant.
Ces quinquas complexés, timides et souffrant d'un déficit tant affectif que communicationnel, rêvent d'amour et se reconnaissent naturellement comme leur moitié d'orange. Mais ils se croisent et s'évitent et les tentatives de rapprochement esquissées par Madame Potée se heurtent à la frilosité de Monsieur Chiton.
Intitulée "Chinoiseries", la partition de Evelyne de la Chenelière, qui appartient à la nouvelle génération de dramaturges dont l'écriture s'inscrit dans l'héritage du renouveau du théâtre québécois initié par Michel Tremblay, traite du drame de la solitude, de l'isolement névrotique et des difficultés relationnelles ainsi que des processus de compensation, de l'imaginaire à la névrose de manière aussi subtile sur le fond que polymorphe en la forme.
En effet, elle procède par hybridation les genres, s'affranchit tant du réalisme rationnel que de la temporalité, et mêle le réel, la fiction et le fantasme en usant du comique et du loufoque pour éviter l'écueil du pathétisme tout en empruntant à la narratologie en ce que les personnages sont à la fois acteurs de leur vie et leur double distancié qui officie comme narrateur homodiégétique.
Ainsi cette histoire aux allures de fable sociale qui puise également dans les codes du clown et des comics, et peut s'avérer déconcertante, se décline sous des focales différentes avec soliloques, dialogues et récits que l'épatante mise en scène de Nabil El Azan négocie habilement.
Et ce avec une économie de moyens scénographiques dans un décor stylisé conçu par Anne-Sophie Grac, qui signe également les fantaisistes costumes, avec de simples tubulures pour signifier l'habitacle jumeau, et de judicieuses ponctuations musicales empruntées au cinéma avec les thèmes de films cultes tels "Un homme et une femme" et "In the mood for love".
Pour les caractères, il a privilégié le burlesque et l'"hénaurme" qui exigent finesse, talent, technique et capacité des comédiens à dynamiter leur personnage tout en les incarnant.
A cette fin, il a judicieusement composé un duo de haute volée, de surcroît des amis qui s'entendent comme larrons en foire, Christine Murillo et Jean-Claude Leguay, et amateurs pratiquants de l'humour loufoque, auteurs avec Grégoire Ostermann, le troisième matelot du Baleinié, d'un fameux Dictionnaire des tracas qui a donné lieu à un désopilant triptyque théâtral ("Xu", "Oxu" et "Ugzu").
Tous deux sont époustouflants et désopilants, lui en névrosé inquiétant, elle en exubérante hurluberlue, et dispensent de grands moments d'anthologie, de l'interprétation de la chanson agrache "La Baya" qui faisait les belles soirées du music-hall de la Belle Epoque à un extraordinaire numéro de jonglage d'assiettes façon Cirque de Pékin. tout en apportant une belle humanité sensible à ces deux handicapés de la vie.
Du grand art. |