Tragédie comique de Christian Dietrich Grabbe, mise en scène de Bernard Sobel en collaboration avec Michèle Raoul-Davis, avec Eric Castex, Valentine Catzéflis, Arthur Daniel, Maël Peano, Valérian Guillaume, Claude Guyonnet, Jean-Claude, Jay, Antoine Joly, Denis Lavant, Daniel Léocadie, Frédéric Losseroy, Matthieu Marie, Sylvain Martin, Maxime Pambet et Xavier Tchili.
Christian Dietrich Grabbe, auteur allemand du 19ème siècle contemporain de son homologue et compatriote Georg Büchner, tous deux méconnus de leur temps, ne connaît cependant pas la même notoriété en France alors que, ressortant tous deux au courant du "Vormärz", les théoriciens du théâtre les considèrent comme des précurseurs du théâtre moderne.
Le mérite de pouvoir découvrir son premier opus "Herzog Theodor von Gothland", en revient à Bernard Sobel qui, avec la collaboration de Michèle Raoul-Davis, continue de défricher son oeuvre et met en scène, sous le titre "Duc de Gothland", cette partition de prime jeunesse qui, sous le prisme du nihilisme et sous forme d'une tragédie comique échevelée, aborde les thèmes de la supériorité raciale, la colonisation, l'oppression religieuse et des travers de la civilisation dominante.
Animée d'un souffle shakespearien, référence tutélaire assumée par l'auteur, la partition se compose de tableaux articulés autour d'un drame épique sis en Scandinavie, qui sont autant d'images animées d'un livre d'aventures guerrières pseudo-historiques, et d'un drame humain placé sous le signe de la vengeance radicale.
Pour Berdoa, le "nègre" dépouillé de tout et réduit à l'esclavage au nom des bienfaits de la civilisation par le duc Theodor de Gothland, le chevalier blanc érigé au rang de héros national, la vengeance ne saurait consister en la simple mort de l'ennemi. Elle doit le dépouiller de tout de les croyances, certitudes et valeurs qui fondent son humanité, ainsi que des prérogatives liées à sa haute naissance et à la reconnaissance nationale.
Tout commence par la mort naturelle d'un des membres de la fratrie Gothland que Berdoa maquille en assassinat commis par le troisième frère pour injecter le venin dans le premier cercle, celui de l'intime, qui conduit au vrai fratricide annonciateur d'une lente et inéluctable chute qui le renvoie à l'état archaîque de l'homme livré aux pulsions barbares d'une vie dépourvie de sens dans un monde vide même de dieux.
Cette entreprise de désacralisation de l'humain se déploie sur un plateau vide uniquement animé par la superposition de rideaux, créée par Lucio Fanti, au motif de sapins enneigés accrochés à l'envers qui sont paysages naturels scandinaves mais également déploiement de bannières défaites, lames de fond de la Baltique et front d'épées meutrières et des lumières crépusculaires de Vincent Millet.
Avec sa science des déplacements qui combine hiératisme et dynamisme, Bernard Sobel déploie magnifiquement cette entreprise de désacralisation de l'humanité qui navigue entre fureur et grotesque sans se conformer aux codes des genres.
Il a réuni une belle troupe composée de comédiens aguerris, tels Jean-Claude Jay, Eric Castex et Claude Guyonnet, et de jeunes pousses dont Antoine Joly, repéré dès sa formation au CNSAD, qui se confronte, de manière émérite, à une langue (traduction de Bernard Pautrat) et un jeu classiques plus exigeants que l'écriture de plateau et la mise en scène collective lénifiantes qui inondent les scènes contemporaines.
Dans le rôle-titre, Matthieu Marie, au jeu subtil d'apparence monolithique qui ne tend jamais vers la démonstrativité, campe parfaitement ce colosse aux pieds d'argile, cette argile dont est pétri l'homme, manipulé par un histrion machiavélique de petite stature, formant ainsi un bienvenu contraste, incarné par Denis Lavant qui apporte sa science de la bouffonnerie et de la démesure tragique à la composition d'une mémorable figure. |