"Thomas Quincy dit que "Parmi toutes les facultés qui, chez l’homme, ont à souffrir aujourd’hui de la vie trop intense des instincts sociaux, il n’en est pas une qui souffre davantage que la faculté de rêver. On aurait tort de n’y voir qu’un détail sans importance. La machinerie du rêve plantée dans notre cerveau a sa raison d’être. Cette faculté, qui possède des accointances avec le mystère des ténèbres, est comme l’unique conduit par quoi l’homme communique avec l’obscur". On ne méditera jamais assez ce propos." André Breton, Devant le rideau, 1947
"Après le 13 novembre il a fallu tout arrêter. Puis tout recommencer. Vite. Ecrire. Gravir. Chanter. Pour résister au froid. Pour résister au fond. Ce disque n’est qu’une trace de vie – parmi tant d’autres – qui revient à elle-même, sonnée mais obstinée. Avec dedans les voix, les sons, l’évocation de mes amis, de mes amours, de mes héros, de musiciens, de gens, vivants ou disparus, mais LIBRES. Sonner. Sonner. Sonner. Jouer à la musique comme on joue à Zorro. Défier Dieu avec des pistolets à bouchon. Mais ne pas se laisser faire. Ne pas "LE" laisser faire. Reprendre là où l’on a commencé. A la Vie." Babx
"Les parfums ne font pas frissonner sa narine, il dort dans le soleil, la main sur la poitrine. Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit." Arthur Rimbaud, Le dormeur du val
Chef-d’œuvre : "ouvrage capital et supérieur dans un genre quelconque, la meilleure œuvre d'un auteur". Bien trop utilisé, perdant de son intensité, s’il est un mot galvaudé c’est bien le terme chef-d’œuvre. Pourtant, il convient de l’utiliser ici. Parler d’un disque marquant serait encore un euphémisme. Après tout, tout n’est qu’une question d’appétence, mais ceux qui aiment la musique sophistiquée, érudite mais pas tape-à-l’œil, exigeante parce que racée (pas si éloignée d’une tradition toute Anglaise de la pop, "exigeante dans son écriture, accessible dans son format et émouvante dans son interprétation" comme le dit Matthieu Thibault), jazz et poétique trouveront ici une sorte d’acmé.
Ascensions est un disque sans compromis (dans la musique, comme dans les textes) qui va là où les autres ne vont pas ou plus, un disque aux émotions très fortes, qui impressionne, qui donne le tournis, qui éblouit et qui interroge sur la situation du monde. Avec sa musique teintée de blues et de jazz (une récurrence chez le chanteur et pianiste Français), influencé par ces musiciens des années 50-60 qui furent comme Coltrane, Roach, Charlie Haden, Mingus, Billie Holiday, Nina Simone et Abbey Lincoln ou Shepp au cœur des luttes pour les droits de l’homme, Babx brise l’opposition désuète entre les domaines savants et populaires.
Si son titre fait référence aux documentaires de Werner Herzog, Ascensions est d’abord un hymne aux résistances et aux combats pour la liberté (vivre malgré les menaces, comme Omaya Al-Jbara femme symbole du combat contre L’EI devenue légendaire et recevant le titre de Cheikha ou Mujahid Hajana jeune refugié de 23 ans fuyant une condamnation à mort dans son pays d’origine…). Mais s’il est foncièrement politique (sur les attentats, les réfugiés...), il est également toujours absolument poétique (à la manière d’un André Breton, d’un Aragon, d’un René Guy Cadou ou d’un René Char). Et puis il y a ce sens de la vérité, cet incroyable équilibre entre une forme poétique, avec des mélodies superbes et délicates, rêveuses, éthérées parfois, et des phases plus radicales, plus expérimentales (les jeux avec le saxophone de Thomas de Pourquery). Une musique faite de contrastes, de dissonances et des consonances, de silence et de simplicité, rappelant le grand Thelonious Monk (influence importante).
Il ne faut absolument pas occulter l’importance des musiciens qui jouent avec David Babin (Babx). Si l’on se focalise trop facilement sur la présence d’Archie Shepp (que l’on trouve plutôt en bonne forme ici, ce qui n’est plus tout le temps le cas malheureusement) pour une relecture de la "Trilogie Omaya", il ne faut surtout pas oublier les remarquables interprétations (comme toujours) de Dorothy Munyaneza (chant), Fréderic Jean (batterie), Julien Lefevre (violoncelle), l’ensemble Supersonic et Thomas de Pourquery (saxophone, chant) comme une étoile noire, tissant des arabesques aux phrasés free autour du piano. Ou comment savoir habiller merveilleusement sa musique. Car tous ces musiciens jouent juste, avec une intelligence, un sens de la dramaturgie et du phrasé.
Voilà un disque qui donne envie de ne pas se laisser faire, qui donne envie de combattre, mais surtout qui est simplement intense à donner des frissons, beau à pleurer ("Omaya Part I, II, III", "L’homme de Tripoli", "Le déserteur", "Tango"). Un chef-d’œuvre oui. |