Réalisé par Carmelo Bene. Italie. Drame. 2h06 (Sortie 1968). Avec Carmelo Bene, Anita Masini, Salvatore Siniscalchi et Lydia Mancinelli.
C'était à Otrante, il y a bien longtemps ; les Turcs avaient attaqué la ville, massacrant les habitants. Ne restent d'eux que des squelettes épars, des os blanchis, des crânes aux orbites vides.
Ainsi s'ouvre le curieux film de Carmelo Bene, "Notre-Dame des Turcs", œuvre atypique, irrésumable, qui dit surtout beaucoup de ce que put être le tournant des années 1970 en termes d'expérimentations visuelles et narratives.
Le résultat est en effet une œuvre hybride, qu'on aurait mal imaginée ailleurs que dans une "Quinzaine des réalisateurs" du Festival de Cannes à la recherche de novation, proposant jusqu'à soixante films de tous les pays.
Le film s'ouvre comme un hommage italien à "L'Année dernière à Marienbad". Les plafonds et les portiques d'un palais mauresque s'offrent au regard du spectateur tandis qu'une voix off entame une réflexion sur le temps et l'Histoire. Et puis, tout s'emballe. Homme orchestre de son film, Carmelo Bene incarne l'un de ces personnages de fous qui disent la vérité du monde.
Tour à tour enfant perdu, romantique suicidaire, amoureux sans espoir d'une sainte et d'une putain, moine reclus, le réalisateur créé une galerie de personnages marginaux dans un univers où se mêlent foi, amour et mort.
Les frontières du temps et de l'espace se brouillent, les murs des chambres s'évanouissent, le sol devient une table ; le temps d'une superposition, le visage d'un mort et celui d'un vivant se réunissent.
"Notre-Dame des Turcs" n'est en rien une expérience de cinéma confortable. On aurait bien du mal à en décrire les circonvolutions, tant l'histoire avance à sauts et gambades, ou plutôt à cor et à cri. Corps christique et monstrueux tout à la fois, Carmelo Bene est le guide dans ce récit qui oscille en permanence entre la recherche de la pureté et le goût du grotesque.
Ce dernier aspect du film séduira ou ennuiera. Bene joue à fond la carte de la distanciation, et rompt toutes les conventions afin d'instaurer un univers farcesque. On s'amusera peut-être de voir Sainte Marguerite au lit, fumant des cigarettes et lisant une revue. On goûtera peut-être le numéro d'acteur de Bene, qui joue tour à tour un fils et son père, au milieu des cris et du désordre' d'une cuisine où la nourriture devient une chair malléable.
En contraste avec cette folie, une grande recherche esthétique, des plans travaillés, qui jouent sur les reflets, les couleurs, les formes, "Notre-Dame des Turcs" propose un monde de distorsion, structuré par une recherche formelle évidente et qui retient l'attention.
Au milieu de ce spectacle baroque et bruyant, des moments de grâce : ainsi, le personnage qui tente de revivre une scène d'amour, comme dans un conte, au cours d'une reconstitution qui vire rapidement au grotesque. Une scène d'amour sensuelle qui devient une maladroite union entre un chevalier en armure et sa belle.
La douceur ne reste jamais bien longtemps dans cette œuvre de bruit et de fureur, à l'image du monde qu'il dépeint, et telle qu'on n'en verra sans doute jamais plus.
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