"Emile, Oh Emile ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême…" ont dû invoquer Eric Stalner et Cédric Simon à Emile Zola. Ce dernier reste l’auteur connu pour sa flamboyante saga des Rougon Macquart, soit vingt romans décrivant l’histoire d’une famille sous le Second Empire, de ses tares héréditaires à l’influence de l’époque sur les cellules. Et je vous garantis qu’il n’y a pas de poneys dans ses pages.
Cédric Simon accompagne Eric Stalner pour donner aux mots de Zola une dimension graphique. Ensemble, ils adaptent La curée de Zola dans leurs plumes et leurs crayons. Pas évident de réduire le volume de Zola au format de la BD. Et pourtant, le pari est réussi.
Rejeté par son frère fortuné, compromis chez les républicains, Aristide Rougon se voit contraint de changer de nom et d’accepter l’emploi d’agent insignifiant que lui consent son frère. Il choisira Saccard : "Il y a de l’argent dans ce nom-là, c’est un nom à aller au bagne ou à gagner des millions, et au bagne, je n’irai pas !"
Le terme "curée" désigne une tradition de chasseur pendant laquelle les entrailles des gibiers sont offertes aux chiens pour les récompenser de leur traque. Quand on sonne la curée, les bêtes ont la permission de se jeter sur ce qu’il reste de la carcasse et de déchirer le tout à pleines dents. Comme des sauvages.
C’est exactement ce que fait Saccard avec sa ville, avec pour objectif de s’enrichir au-delà de la richesse : "Elle s’imaginait entendre de lointains craquements, comme si la main de son mari eut réellement fait les entailles dont il parlait, crevant Paris d’un bout à l’autre, brisant les poutres, écrasant les moellons, laissant derrière lui de longues et affreuses blessures de murs croulants. Là était sa fortune, dans les entrailles de Paris."
Sa stratégie ? En plein lifting Haussmannien, acheter à bas prix de vieux immeubles parisiens, pour les revendre à prix d’or. Quelques investissements sont hasardeux, mais la plupart font tourner la planche à billet à en perdre la tête. Ce qui n’empêche pas Saccard d’arnaquer également sa femme, épousée pour son importante dot immobilière.
L’intensité corrosive du roman est intacte, le visuel de couverture lui-même est bluffant de réalisme, l’essence de La curée est dans les traits, le regard sauvage de Saccard, l’œil luisant de folie, ses doigts crispés sur les billets, l’immeuble délabré sur lequel il n’a pas un regret, et ses dents, ce rire muet sorti de derrière sa redingote impeccable sonne comme le glas de ceux qui croiseront son chemin.
Des ambiances feutrées des salons coquins à l’ambition opportuniste de Saccard, tout y est. Phèdre moderne, la femme de la relation semi incestueuse que Renée entretient avec son beau-fils, les spéculations, la manipulation, la tromperie et la triche sont mis en lumière par des tons de coloris variés, tirant sur le vert ou les flammes en fonction des lieux et des moments.
A comparer à notre époque, le roman donne des frissons, tant le pouvoir de l’argent est présent, tant sa puissance n’a pas flanché depuis des décennies, les dents longues et le parquet rayé, Saccard a de nombreux descendants de nos jours. |