Sans concession, comme une pute jouissant dans un charnier, Absinthe (Provisoire) continue à chercher à distiller un mélange auparavant inouï et souvent encore inaudible tant il est bruyant, de violence et de poésie, la rage meurtrie d’une tristesse hallucinée - et autres suites d’adjectifs bigarrées, interminables, cultivant la beauté de la contradiction autant que faire se peut.
Près de quatre ans après un premier opus jubilatoire mais clairement dépassé dans les sonorités comme dans l’esprit, après remous et changements de formation, atterri chez le très jeune label parisien Distile Records, la formation, devenue quatuor (trois guitares, une batterie) poursuit son exploration d’un rock poussé au noise, jusqu’au-boutiste, assumant ses maladresses et sa grandiloquence. Le chemin parcouru est vaste, des sonorités godspeedo-mogwaïennes du premier album éponyme à l’univers beaucoup plus personnel de cet Alejandra.
Alejandra, qu’hantent tant de femmes, aux visages béants. Comme des "c’est que", ces avortons d’explications, scènes sans fin, où se meure une violence que l’on ne peut que contenir, de peur qu’elle n’emporte. Tout. Jusqu’à ce qu’elle emporte, finalement. Tout. Juste un nom, propre, d’une femme que l’on devine sale, partie, certainement, ne laissant que violence derrière elle. Romantisme, encore, celui du blues, d’une pureté toujours déjà gâchée, d’un idéalisme jamais mort, quoiqu’il ne vive plus. Ça pue. Tous les cadavres des histoires passées, assemblés en un corps immense. Celui de celle-là. Le mythe d’Alejandra, l’éternelle, l’étrangère, toujours étrangère. La lointaine. Et ces fulgurances passagères, qui illuminent tout.
Absinthe (Provisoire) défait sa propre musique, ce post-rock presque appliqué qui avait rendu son premier album si jubilatoire, à l’époque. Plus dense, folle et imprévisible, plus noire que violente, elle s’anime de mouvements nouveaux, diversifie ses sonorités, bourdonne, rumine avec noirceur, sans abandonner ses langueurs douloureuses, apesanteurs lourdes de sous-entendus. Trouve dans la déconstruction le lyrisme modeste d’une démesure trop humaine, veule. Perd jusqu’à l’application qu’elle mettait à ne pas s’appliquer. Abdique la rage elle-même, quand elle a fini de tout ravager. Il n’y a plus rien, tous comptes faits - avec le diable. Puis la démence, elle-même, l’hurlée - puis la folie du vide - puis la mort, qui plane et rôde et s’abat lentement, comme des paupières qui se ferment.
Des yeux d’Alejandra on glisse à son nombril, son propre - ce ventre sale, lui aussi, qui n’enfantera jamais - car tous les enfants seraient morts-nés. Sans avenir, à cette minute précise. Absinthe (Provisoire) y trouve le motif d’une ballade chantée, blues-folk maladif, vénéneux comme une fleur baudelairienne, aux chœurs tragiques et grotesques, l’étonnant et impeccable "Someone said : ‘your heart belongs to the dead", dont la concision bienvenue tranche avec la durée épique des trois autres pièces (jusqu’à la démesure de ce "Kocka", qui ouvre l’album de tout le poids de ses 28 minutes). Sortie du ventre de ce destin nécessairement brisé, la voix s’incarne, enfin, et assume le risque d’un chant fragile, qui donne sens à toutes les exagérations des autres pistes, à ces dents de scie, voraces, qui se cachent dans leurs partitions, avides d’oreilles innocentes. Dans le ventre du monstre. Alejandra est un ogre.
C’est surtout l’œuvre, très humaine, de quatre musiciens dont l’humanité est palpable jusqu’à en être douloureuse, à la démarche aussi radicale que candide, où l’outrance n’est jamais simple posture, mais est toujours la recherche, là où d’autres ne songent pas seulement à regarder, d’une beauté fragile. Tissé de tant de difformités touchantes, cet Alejandra est une créature de cauchemar, fantasme hideux, à laquelle on ne saurait souhaiter que la vie longue et heureuse qu’elle mérite. |