Henri Matisse (1869-1954) et Georges Rouault (1871-1958). Deux artistes contemporains qui ont correspondu tout au long de leur vie. La découverte de nouvelles lettres de ce pérenne échange épistolaire a incité le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris à réaliser une exposition mettant en parallèle leur esthétique sous le théme "Correspondances ".
Esthétique que leur maître commun, Gustave Moreau, avait entrevu avec une grande clairvoyance en prédisant àr Matisse qu’il allait "simplifier la peinture" et à Rouault "Vous aimez un art grave et sobre, religieux dans son essence et tout ce que vous ferez sera marqué de ce sceau."
Deux pôles d’expression comme le souligne le commissaire de l’exposition, Jacqueline Munck, qui évoque la violence du trait de l'expressionnisme de Rouault et la recherche de l’harmonie de Matisse qui joue sur toutes les composantes de l'image.
Dans une scénographie classique, les oeuvres sont exposées selon un cheminement à la fois chronologique et thématique, centré sur la figure humaine et sans visée rétrospective précise le musée.
Toute œuvre est l’expression des préoccupations personnelles de son auteur. Et celles de Matisse et Rouault semblent bien différentes. Si les similitudes formelles existent encore dans les dessins de nus, les pastorales et les paysages, leurs recherches plastiques vont vite se différencier.
Là où Matisse libère la forme, simplifie la ligne, exalte la couleur, préfère le rayonnement, choisit l’abstraction, Rouault force la ligne, épaissit le trait, empâte la couleur, s’attache au rythme et tend vers l’expressionnisme.
Deux sensibilités au monde
Pour Matisse, ancien élève de l’Ecole des Arts Décoratifs, chef de file du fauvisme, la peinture doit être un "art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaires aussi bien que pour l'artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques"
Matisse élabore une peinture heureuse qui célèbre la vie, cette vie pour laquelle il éprouve un sentiment quasi religieux, dans laquelle les couleurs jouent de leur éclat.
Goût pour les couleurs qu’il tient de son enfance dans le milieu des tisserands et qui déterminera son esthétique de la décoration que l’on retrouve aussi bien dans l’"Odalisque au fauteuil" datant de 1928 que dans "Deux jeunes filles, la robe jaune et la robe écossaise" peint en 1944.
La couleur deviendra davantage déterminante encore après une lourde opération chirurgicale. Celle-ci l’empêchant de se tenir debout devant son chevalet, Matisse découvre une nouvelle forme d’expression artistique, le collage qu’il va utiliser pour créer des tableaux à partir de gouaches découpées, et notamment la série "Jazz".
Pour Rouault, "la peinture est pour moi le moyen d'oublier la vie. Un cri dans la nuit. Un sanglot raté. Un rire qui s'étrangle ".
Rouault peint les sujets religieux ou les figures humaines symbolisant la souffrance humaine générée par sa vision de la société qu’il s’agisse de prostituées ("L’ivrognesse") ou de personnages quotidiens avec la très belle série d’eaux-fortes et de bois réalisés pour "Les réincarnations du père Ubu" d'Ambroise Vollard, d'après le personnage inventé par Alfred Jarry, qui sont autant de représentations très réalistes, presque grotesques.
Et trois éléments autobiographiques vont fortement impacter son oeuvre : son enfance dans un quartier pauvre, sa foi profonde et son apprentissage chez un peintre verrier où il apprit la restauration de vitraux anciens.
Qu il peigne des sujets religieux (le lumineux couloir des paysages bibliques débouche sur l’immense salle blanche consacrée aux impressionnantes gravures du "Miserere") ou des figures profanes, mais toujours des marginaux, des pauvres, des exclus, Rouault représente le théâtre tragique de la vie et va au-delà de la simple apparence pour peindre l’âme.
C’est toujours l’homme souffrant qu’il peint dont l’humanité surgit de l’intérieur des couleurs sourdes. Peintures icônes, remplissant toute la toile, qui comme les vitraux du Moyen Age sont cernées de noir.
La croisée des chemins
Aux eaux-fortes du "Cirque de l'étoile filante" dans lesquelles Rouault montre la misère des amuseurs publics et l’ambiguïté du divertissement populaire, rendant monstrueux ce qui devrait paraître merveilleux, le cirque n’étant qu’un avatar de la vie, Matisse répond par "Jazz" avec ses "cristallisations de souvenirs de cirque" aux couleurs pures, vives et lumineuses, aux formes géométriques dansantes et ludiques, des symboles, comme le cheval pour l’art équestre, un simple profil pour l’avaleur de sabres.
Tous deux illustreront "Les fleurs du mal" de Baudelaire et il n’est guère difficile de distinguer les traits aériens et légers de Matisse, goût pour l’épure comme aussi ces visages, masques japonisants à l’encre de chine ("d’après DA" et "Nadia"), du robuste coup de pinceau de Rouault qui trace des portraits macabres.
Une spiritualité commune
Forme, couleur, harmonie, la trinité pour Rouault, l’essence de la peinture pour Matisse, sont au centre de leur œuvre même si elles sont différentes, même si elles s’expriment de manière formelle différente.
Les points de correspondance sont finalement plus nombreux qu’on ne pourrait le penser. Et l’un d’entre d’eux est sans doute la spiritualité, indépendante de la foi.
Ainsi Rouault réalisera le vitrail de la flagellation pour la chapelle Notre-Dame de Toute-Grâce du plateau d’Assy en 1945, édifice-clé du renouveau de l'art sacré, pour laquelle Matisse a fait une céramique représentant le patron de la paroisse et que ce dernier va travailler à partir de 1949 au décor de la Chapelle du Rosaire de Vence, dont il crée, entre autres, les vitraux, qu’il considère comme le chef-d'œuvre de son existence.
D’ailleurs Matisse écrivit à Picasso :"Tout art digne de ce nom est religieux. Soit une création faite de lignes, de couleurs : si cette création n'est pas religieuse, elle n'existe pas. Si cette création n'est pas religieuse, il ne s'agit que d'art documentaire, d'art anecdotique... qui n'est plus de l'art."
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