Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ouvre ses portes à une riche rétrospective consacrée à Alexandre Rodtchenko, une des figures majeures du constructivisme russe, qui, au début du 20ème siècle, révolutionna la photographie.
Le titre de l'exposition, "La révolution dans l'oeil" est issu d'un de ses postulats esthétiques.
"Des arbres depuis le nombril, ça fait des centaines d'années que les peintres nous en donnent et, après eux les photographes, et quand je donne un arbre, photographié de bas en haut à l'exemple d'un objet industriel, telle une cheminée d'usine, c'est la révolution dans l'œil du conformiste et du vieil amateur de paysages. J'élargis de la sorte l'idée que on a d'un objet habituel".
Dans la mouvance du futurisme et du cubisme, Rodtchenko appartient à la génération d'artistes russes dont l'effervescence créatrice correspondait avec la grande rupture de la Révolution d'Octobre. Les attentes et les promesses d'un monde nouveau qui fait table rase du passé catalysent les esprits autour du sillon tracé par Malevich et Tatlin.
Dans une très réussie et dynamique scénographie de Patrick Jouin, avec des cimaises en oblique dans les tonalités de gris et une touche de rouge, l'exposition propose un déroulement chronologique.
Celui-ci, en l'espèce, est particulièrement judicieux pour appréhender l'œuvre d'un artiste politiquement engagé, œuvre dont l'évolution fut tributaire des contingences politiques.
Rodtchenko commence par la peinture et la sculpture avec ses constructions spatiales. En 1921, l'exposition de monochromes constitueront son chant du coq pictural en célébrant la mort de la peinture, symbole de l'art décadent de l'ancien régime : "J'ai amené la peinture à sa conclusion logique et exposé trois toiles, rouge, bleue et jaune. Je l'affirme : c'est terminé."
Les riches heures du constructivisme : le temps de l'expérimentation et de l'innovation
L'avènement d'une nouvelle ère révolutionnaire impliquait le recours à nouveau média. Ce média devait être la photographie qu'il a exploré de manière unique et novatrice pour l'ériger en art et ses clichés restent d'une contemporanéité stupéfiante.
"Construction, techniques et mathématiques : voilà les frères de l’art contemporain." prônent les jeunes loups russes influencés tant par le futurisme que par le cubisme. Rodtchenko souscrira même au productivisme, constructivisme radical, avec pour manifeste : "A bas l'art, vive la technique !". L'art se doit d'être objectif et donc dépourvu aussi bien d'affect que de trame narrative.
Personnellement impliqué dans les nouvelles institutions culturelles soviétiques, il participe à la création du nouveau thésaurus culturel, en constituant un fonds muséal d'art moderne et en étant enseignant.
Rodtchenko érige la photographie en art graphique et en explore tous les registres, du portrait au photojournalisme, du photomontage à l'illustration, selon la triade essentielle matériau, ligne et couleur et mettra son talent au service du pouvoir notamment avec le poète Maïaskovsky.
Rodtchenko fut et est jusqu'à présent, alors que près d'un siècle s'est écoulé, un novateur incontesté et inégalé en matière d'art photographique.
Il renverse la composition, bascule l'angle de vue et invente la contre-plongée, privilégie les diagonales et joue avec les perspectives, bouleverse l'art du portrait avec le cadrage gros plan comme la photo de la pionnère retenue comme affiche de l'exposition.
Le réalisme socialiste : le temps des illusions
Le réalisme socialiste entraîne un durcissement du régime qui conduit à l'instauration d'une culture d'Etat et marque un coup d'arrêt à l'euphorie artistique.
L'artiste est dépourvu de tout statut exorbitant du droit commun et, à défaut de s'exiler, sombre dans la compromission et la création artistique de soutien d'une idéologie devient de la propagande.
Rodchenko, qui ne quittera jamais l'URSS, accepte des travaux de commande.
Commémorations officielles, manifestations sportives ou culturelles et reportage sur la politique de grands travaux, comme le canal de la mer Blanche, augurant des premiers goulags.
Il gomme de son langage photographique, fortement critiqué, les plus fortes aspérités même si son style demeure aisément reconnaissable.
Un style auquel il redonnera libre cours dans ses derniers travaux sur des sujets libres comme le cirque et le monde de la danse.
Une exposition indispensable sur le maître de la nouvellephotographie.
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