Hadrien Laroche s’est notamment fait remarquer avec ce recueil de nouvelles édité chez Allia, Les orphelins (2005). L’originalité et le talent sont ainsi apparus aux yeux du lecteur et, cependant, l’on remarquait déjà le danger de l’insignifiance qui guettait et guette encore Hadrien Laroche.
Je songe, en effet, à la distinction chère aux philosophes du cercle de Vienne entre les tautologies qui sont des propositions vraies quel que soit le contexte et n’ont partant aucun sens, et les énoncés lesquels sont susceptibles de vérification, et donc vrais ou faux suivant l’expérience. Bref, pour être plus clair, je puis dire que l’universalité du discours littéraire peut être atteinte seulement à partir du moment où ce dernier plonge ses racines dans une réalité particulière, une réalité particulière qui nous marque.
Nonobstant cette crainte lancinante de l’oubli, Les Hérétiques, premier roman de Hadrien Laroche, pourrait apparaître comme une parfaite réussite. Il s’agit, en apparence, de l’histoire d’une amitié, celle qui lie le narrateur à Hektor, plus connu sous le diminutif de Hek. Mais, à travers l’histoire de cette amitié, à travers l’histoire de Hek et de sa famille, à travers ce récit qui nous dévoile sans cesse "l’hérésie" de ses personnages, nous assistons à un véritable déploiement de la pensée de l’auteur au sujet de l’espace et du temps.
L’espace…"Depuis l’enfance, chacun d’entre nous essaie de fuir quelque chose et ce n’est que quand nous sommes ailleurs que l’envie nous prend de retourner là où nous étions, pour repartir encore, me dit-il un soir dans un tramway. Mon fils, c’est là où il n’est pas qu’il voudrait être, disait Marthe", ajouta-t-il, en contrefaisant la voix de sa mère adoptive.. Par cet aveu fait à son ami, Hek nous fait ressentir sa position d’éternel exilé sur cette terre. Il l’apprit très tard dans sa vie : la famille qui l’avait élevé n’était pas sa vraie famille. Il ne connaissait ni le nom de son père ni celui de sa mère. Bref, il avait été abandonné dès le départ et ne peut donc plus connaître l’havre susceptible de lui assurer la sécurité, celle dont il a pourtant besoin. Par conséquent, il y a chez Hek ce besoin d’embrasser d’un seul regard le monde, que des continents entiers deviennent son refuge par l’apprentissage des langues comme l’arabe, l’allemand ou le chinois.
Le temps… Cette femme vivait avec Hek et les siens dans leur maison à Paris. Je l’avais observée au moins une fois à l‘occasion d’un goûter d’anniversaire de mon ami ou de sa sœur. Une momie ; des yeux charbon, sur son visage un masque d’inquiétude, douloureux, terrifiant. Elle était encore présente après leur retour aux États-Unis. Elle les avait suivis et même conduits et précédés au pays natal. Son père avait traîné la folie de cette mère dans les couloirs de tous les appartements où il avait vécu avec les siens, encore davantage après son retour aux États-Unis ; retour mû par nostalgie de son pays natal, ou peut-être pour soigner sa mère, par bêtise..Le temps est, bien sûr, contenu à travers les générations d’hommes et de femmes qui se sont précédés et succédées. Tous sont tributaires de ceux tout d’abord qui les ont fait naître, accompagné, aimé peut-être. Ici, c’est la grand-mère qui est le révélateur de ce temps qui modèle chaque être humain. Jusqu’au bout, le père de Hek se montrera soumis face à cette femme qui est sa mère. Elle apporte la folie qui pénètre le père, la mère, son frère, sa sœur et même lui-même (Sous mon crâne le cerveau le plus démuni, le plus esseulé, le plus cafouilleux et le plus paumé des cerveaux ; en rien celui d’un homme éclairé, tolérant ou responsable, songeait Hektor le nez contre la vitre.).
Une folie qui finit par contaminer complètement ce frère, Henry Jr, lequel n’a même pas éprouvé ce simple bonheur de vivre. Il meurt finalement sans connaître l’amour : ses histoires sentimentales avec les filles étaient de vulgaires passades, et l’homme qu’il aurait pu aimer, au dernier moment, lui échappa par ce refus mutuel de toute sexualité. Quant à sa sœur Marguerite, elle est cette femme aimée inconsciemment par Hek, et réduite au statut de jeune prostituée, junkie, bousillée par sa mère qui rêvait de faire d’elle une musicienne totale, mue par l’excellence.
Enfin, Hek donc, ce survivant, cet être qui devient architecte par souci d’appréhender le sens de sa vie en particulier et celle des hommes en général. Dans l’apprentissage de son art, il a eu trois maîtres. Le premier voulait nier l’influence du passé ; le second, au contraire, était très respectueux du temps jadis ; le troisième était enclin à l’action, à construire toujours, mais sans parvenir au chef-d’œuvre. En fait, ces maîtres étaient comme des enveloppes vides. Ils étaient bien incapables de penser l’architecture comme le pouvait faire Hek. Ce dernier avait compris le poids du passé, mais, d’un autre côté, il savait pertinemment que construire, c’est aussi détruire. D’où l’inquiétude profonde qui accompagne chaque créateur. D’où l’inquiétude profonde qui accompagne surtout chaque être humain. Peut-on oublier tout à fait le mur de Berlin qui a séparé le peuple européen en deux, la Shoah qui a provoqué la mort de millions de gens éliminés industriellement, rationnellement, parce que considérés comme étrangers aux autres ?
Le temps demeure, en fin de compte, cette interrogation sur la vie et la mort. Alors qu’il se sait condamné par la maladie, Hek se lance dans la recherche naïve de ses origines. Hélas, il ne peut absolument rien savoir de lui-même. Il gît sur son lit d’hôpital, seulement rejoint dans sa solitude par l’ami ou narrateur. Ils sont comme les deux principes énoncés par Freud, c’est-à-dire les principes de vie et de mort : Doucement, je me suis ensuite glissé dans le lit de mon ami. Mortel comme lui. L’étroitesse de sa couche me contraignit de me coller contre lui tête-bêche. Prenant garde de ne point débrancher par un geste brusque aucun des nombreux tuyaux de plastique qui reliaient son corps à la machinerie complexe de la respiration artificielle, délicatement, j’avais placé mes pieds contre sa tête et ma tête contre ses pieds. Nous étions aux antipodes.. Hek meurt, parce que, dès le commencement de son existence, dès son premier souffle en dehors du ventre de sa mère, il était condamné.
En expirant, Hek laisse donc son ami seul, seul face à ses souvenirs, seul face au présent, seul face à la mort. En résumé, on peut dire que le narrateur est le dernier témoin de cette vie, celle de son ami Hek, qui s’est éteinte, mais également de celle de toute sa famille, puis, enfin, la sienne propre. Son intérêt pour les autres ne peut provenir que de sa propre expérience. Il se souvient du cirque quand il avait cinq ans, de ce clown loqueteux, de cet enfant à qui l’on creva accidentellement un œil.
Il se souvient donc de la souffrance. Mais une souffrance toujours contenue par l’auteur. Il connaît ce besoin de dignité, cette difficulté à s’épancher par trop. Car, malgré son inquiétude, malgré la mort de l’enfance, il veut ardemment que l’enfant ne meure pas en nous-mêmes. |