Comme l'alligator sort du bayou, le blues a quitté sa Louisiane pour venir s'installer dans les chaudes nuits de l'hiver parisien – et même ailleurs, puisque c'est au Grand Mix de Tourcoing que s'est déroulée la soirée réunissant Elliott Brood et The Jim Jones Revue dans le cadre du festival Les Nuits de l'Alligator. Où l'on a pu constater que le blues était toujours fou et bien vivant, loin de l'ancêtre ridé et parkinsonien que l'on aurait pu croire.
Hors de ses gonds, le blues est-il toujours le blues ? C'est tout le pari de ce festival aventureux qui, pour sa quatrième édition, continue de s'extirper de la Maroquinerie parisienne qui l'a vu naître (non sans un certain humour) pour se promener un peu partout en France : Evreux, Feyzin, Marseille, Trebry Tulle et, donc, Tourcoing – soit treize dates entre les 13 et 28 février.
La programmation, riche et variée, n'hésite pas à s'aventurer hors des sentiers festivaliers rebattus : outre Elliott Brood et The Jim Jones Revue, à l'honneur ce soir comme pour d'autres dates hexagonales, on pourra ainsi avoir le plaisir d'admirer sur scène les Black Diamond Heavies, Emily Jane White, Prisca, SSM, Mariee Sioux, Lonely Drifter Karen, Uzi & Ari, Kill the Vultures, O'Death, Xavier Plumas (le chanteur de Tue-Loup), Vetiver, Dear Reader, Samuel James, Moussu T e lei Jovents, Chairlift, Women, War on Drugs – soit la plus fine fleur du rock, de la pop, de la country, du folk et du néo-folk moderne.
Est-ce à dire que l'alligator s'est noyé dans sa propre diversité ? Loin de là, si l'on en croit la prestation de nos deux meneurs de revue ce soir-là. De la "death country" revendiquée par le trio canadien Elliott Brood au rock garage, vintage et survolté du quintet londonien The Jim Jones Revue, on aurait pourtant largement eu de quoi perdre ses repères.
Mais la fièvre, la chaleur, les guitares entêtantes, leurs façons légères et turbulentes, presque joyeuses, de chanter les malheurs et les peines, était-ce autre chose que le blues, le blues lui-même, cet manière de spleen musical si particulière, où les lamentations ne sont jamais très loin du déhanché...?
La batterie flanquée de ses deux guitaristes, l'un assis et l'autre debout, jonglant de l'acoustique à l'électrique, du banjo au ukulélé, jouant même des basses à l'aide de pédales, c'est Elliott Brood qui ouvre la soirée.
Malgré leur réputation de "Nirvana de la country", un rien punks et bouseux, en somme, les trois musiciens affichent beaucoup de bonne humeur, de simplicité et un plaisir manifeste à jouer leurs morceaux.
Emmenés par le chant mat et éraillé de Mark Sasso, auquel on trouvera peut-être de vrais-faux airs de Bruce Springsteen, mais auquel on devra surtout reconnaître une personnalité très marquée, et le jeu de guitare enfiévré de Casey Laforêt, ils sauront toucher un public ravi de découvrir ou redécouvrir le meilleur de leurs deux albums : Ambassador et le très récent Moutain Meadows, qui rencontre un certain succès critique dans l'hexagone.
Suite du voyage dans le temps historique du rock avec The Jim Jones Revue, spectacle de grand rock à l'ancienne. L'occasion pour moi, pauvre trentenaire n'ayant pas connu ces joies en leur temps, d'assister à un pogo d'authentiques et sympathiques blousons noirs : embananés, engominés, endiablés.
Musicalement, on se retrouve aussi perturbé que nos grands parents ont du l'être par l'invention du rock – comme si Elvis Presley avait pu écouter quelques minutes des Sex Pistols ; comme si 16 Horsepower revenait soudainement à Chuck Berry ou au Creedence Clearwater Revival sans vouloir rien céder de sa hargne ; comme si le grunge n'avait pas été inventé, et que les rebelles soignaient toujours leur look, façon minets ; comme si Retour vers le futur n'était pas qu'un film léger, comme s'il avait été réalisé par Stanley Kubrik ou Darren Aronofsky.
Dans la salle, il faut bien reconnaître que le public se laisse volontiers emporter par cette débauche musicale : déluge de décibels, tension sexuelle permanente, gesticulations et hurlements, crachats vintage – et ils jouent même du piano debout, ces énergumènes ! On vous l'avait dit, que le blues n'était pas encore sénile, aussi âgé soit-il. Tranquillement embusqué, il attend simplement l'occasion de se jeter sur l'auditeur insouciant, de l'avaler tout cru. A ce jeu, je suis victime volontaire, comme chacun des spectateurs ravis qui aura osé ce soir s'aventurer au Grand Mix, vendre son âme au diable des bayous. |