Comédies
de Carlo Goldoni, mise en scène de Carlotta Clerici,
avec Rebecca Aïchouba, Laurent Benoit, Isabel de Francesco,
Benoît Dugas, Yvan Garouel, Manon Gilbert, Simon Gleizes,
Pascal Guignard, Muriel Lemaire, Nathalie Lucas, Jean Tom, Andrea
Torres Gibert, Florence Tosi et Gunther Van Severen (ou Gaetan
Guilmin).
Pour ceux qui connaissent l'univers et le parcours de l'auteur
et metteur en scène Carlotta Clerici, co-fondatrice de
la Compagnie Théâtre Vivant, et notamment son dernier
opus en date "L'envol", rien d'étonnant à
ce qu'elle ait choisi de monter "La trilogie de la villégiature"
de Carlo Goldoni et ce, nonobstant son origine italienne, qui
pourrait presque en constituer l'épisode premier.
Cette trilogie fameuse présentée comme une fresque,
qui va de la peinture sociale à l’interrogation
métaphysique, analysée comme caractéristique
de la déliquescence marquant la fin d'une époque
"historique" consigne davantage la fin d'un état
individuel, celui de la jeunesse, quand une page se tourne définitivement,
et pas une page anodine, mais celle qui clôt définitivement
le chapitre des espérances quand le champ que l'on croit
infini des possibles s'est réduit telle une peau de chagrin.
Ces vacances sonneront le glas de la jeunesse, comme ces derniers
jours d'été qui commencent sous les auspices d'un
soleil radieux puis voient le ciel s'assombrir. Il y a de l'électricité
dans un air étouffant mais l'orage n'éclatera
pas et, le lendemain, il en est fini de l'été.
Dans le regard brusquement décillé sur un avenir
sans illusion de ces personnages victimes du destin, tributaires
de prosaïques réalités pécuniaires,
prisonniers du rôle qui leur est assigné par les
conventions et ne pouvant se définir en dehors de leur
microcosme social, ne brillera plus l'étincelle de la
fleur de l'âge. Et comme si cela ne suffisait pas, le
renoncement s'accompagne d'une implacable et insondable solitude
existentielle.
En trois mouvements pathétiques, scandés d'intermèdes
mozartiens et notamment la pièce de jeunesse "La
tartine de beurre" surnommée "La valse des
papillons" qui décrit les délices de l'insouciance,
la fin étant dans le commencement telle une tragédie
antique, Goldoni, aïeul de Marivaux et de Tchekhov, a resserré
la nasse sans échappatoire possible. Même si le
couple juvénile qui transgresse les règles convole
en justes noces, (Gaétan Guilmin et Manon Gilbert tous
deux délicieux), point de happy end à la fin des
vacances mais le triomphe des médiocres.
Les enfants terribles et gâtés, le frère
impécunieux, fiancé comblé qui va virer
à l'aigre, subtilement interprété par Simon
Gleizes, et la sœur, vaniteuse pécore, Isabelle
de Francesco parfaite dans la vacuité infatuée,
qui réclament leur dû en s'accommodant des compromis
grâce aux intercessions d'un personnage ambigu, sorte
de deus ex machina qui prend un malin plaisir à orchestrer
le chaos (Laurent Benoît remarquable) tout en se posant
comme garant d'un certain ordre moral d'une société
qui se gangrène - notamment avec la perméabilité
des frontières sociales sous l'effet de l'argent avec
l'ascension et la prétention des classes industrieuses
symbolisées par la femme de marchand (Florence Tosi au
jeu très sobre) et sa bonne (Andrea Torres Gibert) -
et d'un père barbon égotique, superbe figure archétypale
du pater familias apparemment bonhomme mais superbement égocentrique
et louvoyant, qui ne songe qu'à sa tranquillité
et à son estomac, rôle dans lequel excelle Yvan
Garouel, qui a mis en scène et joue, concomitamment dans
le même lieu, un excellent "Ivanov" de Tchekhov
(il n'y a pas de hasard).
Autre illustration de l'amour sous tutelle de l'intérêt,
orgueil ou argent, avec la tante femme mûre qui rêve
d'une deuxième jeunesse (Muriel Lemaire très juste),
veuve encore accorte qui s'amourache d'un écornifleur
doublé d'un gigolo sans panache et sans états
d'âme que Benoît Daugas campe sans ambiguité,
qui contamine même la genet ancillaire avec une femme
de chambre qui fait miroiter son pécule pour appâter
un valet concupiscent (Nathalie Lucas et Jean Tom tous deux
excellents).
Face à tout ce petit monde qui s'affranchit des principes
moraux, les amants impossibles, victimes du devoir et de la
parole donnée : l'amoureux timoré et ténébreux
incarné par le remarquable comédien Pascal Guignard
et l'archétype de la coquette première victime
de ses tentatives de badinage avec une belle révélation,
et jolie comédienne au port grâcieux, Rebecca Aïchouba.
Comme toujours au Théâtre du Nord-Ouest pas de
décor somptuaire ni de reconstitution réalistico-héroïque
: deux salons, un salon de ville et un salon de jardin suffisent
à esquisser les lieux de représentation, la petite
salle Economidès pour les étouffantes scènes
urbaines et la grande salle Laborey pour la campagne pleine
de fausses promesses, des lumières travaillées
et des costumes qui transposent l'Italie du 18ème siècle
dans celle des années trente viscontiennes, suffisent
à poser l'atmosphère qui s'installe par le seul
jeu des comédiens - avec une distribution de valeurs
sûres - au coeur du mystère de la représentation
théâtrale.
Carlotta Clerici, qui a assuré la traduction, l'adaptation
et la mise en scène, signe une direction d'acteur éloquente
et une ligne dramatique constamment sur le fil du rasoir du
sens et du sensible pour mettre en exergue la figure humaine
dans ce qu'elle a de fragile, de pathétique et, tout
simplement, de vivant. |