Je vous livre une chronique d’album pour l’occasion d’une facture toute personnelle, et pour cause…
En début d’année 2010, alors que je prenais congés de Froggy pour un mois, je remettais à février la chronique de Rentrer au port. Le timing ne me paraissait pas si mauvais, permettait de se laisser encore un peu de temps pour cet album complexe et une introduction intéressante pour une future chronique du concert de Mano Solo prévu le 13 mars au transbordeur à Lyon.
L’actualité faisant le tour du monde à une vitesse folle, voilà comment on se retrouve à écrire à la terrasse d’un "maquis" de Bobo Dioulasso, au sud-ouest du Burkina Faso, avec sa tête comme seule documentation, la chronique du dernier album de Mano Solo !
Le dernier… Le mot prend tout son poids aujourd’hui…
J’imagine aisément, malgré la distance, le déferlement d’informations en France qui a dû jaillir, sur l’homme, sa vie, son œuvre… Les mots perdent vite leur sens dans le torrent médiatique. Sans vouloir à tout prix ajouter des lignes jusqu’à l’écœurement, il parait important de ne pas passer sous silence cet album qui vient, sans le savoir, refermer un chapitre important de la scène musicale française.
Rentrer au Port est le petit frère de In the garden, créé dans la douleur de l’autoproduction il y a deux ans. Mais si l’aventure s’était avérée délicate et usante, elle eu le mérite de donner vie à un album réussi par la justesse du rapport entre la verve de Mano Solo et la complémentarité des musiciens. C’était un Mano Solo puissant et efficace qui évoluait à nouveau, porter par trois musiciens d’exception : Régis Givazo, accordéoniste malgache de génie, Fabrice Gratien pour le piano et la trompette et Daniel Jamet – ex "Roger Cageot" de la Mano Negra à la guitare.
La complicité qui s’est créée au fil des concerts fût le flacon idéal dans lequel l’auteur interprète écorché, a jeté tout ce qu’il avait… et bien plus encore, on le mesure aujourd’hui, pour enfanter ce nouvel album.
"J’avance, j’avance et c’est tout qui recommence…".
L’opus s’ouvre sur cette marche folle, cette obstination à aller de l’avant, pour tout et contre tout, et puis… "Rentrer au port"… Comme une impossible pirouette… Mano Solo exprimait il y a quelques années que la vie qui restait lui ôtait toute liberté, toute possibilité de flâner en chemin. Cette deuxième piste témoigne-t-elle d’un point de non retour alors dépassé ? Rentrer au port en n’étant même pas sûr "que lui-même n’ait pas cessé d’exister !".
Le décor de l’album est posé avec ces deux premiers titres. La complexité de l’homme, de l’œuvre, est là.
L’album est complet, riche et fourni. Combien d’écoutes sont nécessaires pour toucher du doigt tous les niveaux d’une écriture de plus en plus complexe, parfois même hermétique au premier abord ? Mais il fallait que tout soit là… Par bonheur, la musique est à chaque fois une excellente porte d’entrée pour chaque morceau. Un investissement des musiciens très précieux dans les compositions, porte et complète la musicalité des mots, sans l’affaiblir.
"La rouille", "Les enfants païens" – chanson Mano Solesque par excellence à la montée liturgique asphyxiante – "Les Chevaux d’Aubervilliers" font de cet album un morceau de choix dans la discographie de l’artiste. On y retrouve avec force la profondeur des trois premiers disques – son triptyque La marmaille nue - Les années sombres - Je ne sais pas trop, des années 90. En réponse au titre "C’est pas du gâteau" de la Marmaille nue, dans lequel le jeune artiste d’alors chantait son impossible désir de paternité, "Les enfants des autres" vient tendre un pont d’une bouleversante et tendre amertume entre les deux extrémités de son œuvre. Une cicatrice de plus… Un point de rouille, de cette rouille qui "épaissit tout ce qu’elle détruit petit à petit, sans un bruit, sans un bruit"…
Rentrer au port porte la lourde charge de refermer une œuvre – désormais figée – parmi les plus marquantes de la chanson française. Cet "homme de fer sous la pluie" aura brillé à se consumer pendant dix albums.
Malgré la distance, ça valait bien ces quelques lignes d’Afrique, continent fantasmé qui a inspiré Mano Solo, qu’il a désiré et qu’il a chanté.
Et s’il est venu nous voir avant de partir : y’avait personne... Ça vaut mieux comme ça ! |