Jean-Paul
Gaultier a fêté en 2007 le trentième anniversaire
de sa marque. Le fameux "enfant terrible de la mode",
le rescapé des modes, le survivant du trio des années
80, qu'il constituait avec Thierry Mugler et Claude Montana,
comme des stylistes de la même époque qui se sont
dégonflés comme des baudruches. Il est devenu, à
la mesure de l'aune du troisième millénaire qu'est
le jeunisme, presque un ancêtre, même si bientôt
il n'aura plus de besoin de se péroxyder et que son intégration
dans l'écurie prêt-à-porter de la maison
Hermès, qui n'est pas réputée pour être
le chantre de l'avant-gardisme, conserve intact non seulement
son talent créatif mais son capital de sympathie.
Elizabeth Gouslan lui consacre une biographie sous le titre
"Jean-Paul Gaultier - Punk sentimental" qui s'avère
simultanément un peu plus et un peu moins qu'une biographie.
Ne prétendant pas à l'œuvre d'historien
de la mode, de sociologue ou de politologue, elle aborde de
manière circonstancielle la vie de l'homme et le parcours
du couturier en évitant deux écueils récurrents
de ce type d'exercice que sont le déballage des poubelles
et la psychologie de bazar.
Certains en seront donc pour leur frais car pas de ragots ni
de dérives croustillantes. Pour les autres, notamment
ceux de la génération du couturier, ce sera une
roborative lecture "madeleine" car Elizabeth Gouslan
a pris le parti d'esquisser le portrait d'un créateur
complètement immergé dans son siècle et
qui, en l'occurrence s'agissant de l'art éphémère
et inconstant qu'est la mode, se décompte en saisons.
Ce qui l'amène à brosser l'évolution du
microcosme parisien sur les trois décennies de fin de
millénaire.
Elle écrit que chroniquer une collection de "Tintin
au pays des frou-frou", dont le talent consiste en un flair
visionnaire pour "copier-coller-sauvegarder l'air du temps"
et qui a pour totem le corset aux bonnets coniques, résurgence
fantasmatique des dessous de sa Mémé Garrabé,
suppose "une bonne érudition, un vrai coup de crayon
et une plume leste".
Qualités dont elle fait preuve. Journaliste et chroniqueuse,
elle a la plume déliée, le sens de la formule
et du raccourci qui fait mouche - ses portraits en une ligne
sont irrésistibles ainsi par exemple Christian Lacroix
"dandy arlésien qui instaure un folklore chic pour
opérettes glamour" -, l'art de la synthèse,
certes parfois un peu réductrice ou radicale, et de l'humour.
Ce qui ajoute grandement au plaisir de la lecture de cette fresque
sociétale même pour ceux qui ne sont pas des fashion
victimes.
Celle-ci commence par les débuts laborieux du jeune
Gaultier dans les années 70 face au "sérail
policé prout-prout de la mode" jalousement gardé
par les couturiers dinosaures.
Dans un premier temps, il "adoube la punkitude et affiche
des goûts de concierge". Son premier défilé
en 1974 sous la coupole du Palais de la Découverte avec
des vêtements bricolés tient, écrit-elle,
"du spectacle de patronage, des travaux pratiques, du travail
manuel maternelle moyenne section. C'est un work in progress,
happening de cancre doué, un ready made dadaiste pour
cours de récréation".
Pendant les années Giscard, en appliquant le story-telling
au défilé, il désacralise son rituel comme
les sociétés de l'époque désacralise
tout. Dans les années Palace, les années de la
sape et du Palace qui célèbre "une humanité
fêtarde qui a un pois chiche à la place du cerveau
et une démarche d'albatros pailleté", il
saisit immédiatement l'émergence du "multilook"
et obtient l'indispensable sésame médiatique en
devenant le chouchou des rédactrices de mode séduites
par "le mélange de spontanéité banlieusarde
et d'ironie bienveillante" qu'il dégage.
En Mitterandie, pendant que "la haute couture joue sa
petite musique de chambre", avec sa science de la "walk street",
le lancement du casting sauvage pour recruter ses mannequins
et la transcendance de l'iconographie gay, il devient le rock
star de la mode qui se veut spectacle et est un des mousquetaires,
avec Philippe Starck, Pascal Mondino et Jean-Paul Goude du bicentenaire
de la Révolution française.
Les années "frime et fric" du troisième
millénaire, ère du "beautiful people", ne désarçonnent
pas Gaultier, "le papier carbone des tendances" toujours
bien encré et ancré dans son temps. A voir son
parfum dans un flacon en forme de sex toy représentant
une "Barbie décapitée". Celui qui est
entré dans son second demi-siècle n'a plus rien
à prouver. Il a accédé à la marche
suprême de la haute couture en 1997, même si son
rêve d'habiter Diorville ne s'est pas réalisé,
coiffé au poteau par le pirate trash, "le torero
de la coupe" John Galliano, en créant sa propre
maison.
Elizabeth Gouslan met également l'accent sur les deux
femmes qui ont marqué son travail. Madonna, bien sûr.
Gaultier fasciné par Madonna, seule femme qui le domine
et à laquelle il obéit comme un laquais, fasciné
par son génie qui consiste à surfer sur "le
scandale et le désir, vecteurs efficaces de l'idolatrerie"
dont il fera le thème de son défilé "Religieuses".
Et Régine Chopinot, danseuse et chorégraphe,
une sorte d'alter ego, avec laquelle il va peaufiner sa grammaire
esthétique qui a été encensée par
l'exposition "Défilé" au Musée
des arts décoratifs où "la modernité
de ses créations [était] encensé jusqu'à
l'embaumement".
Ainsi en trente chapitres chronothématiques qui suscitent
flash back et focus et dynamisent la lecture, Elizabeth Gouslan
épingle la mode, décrypte la patte Gaultier et
brosse de manière impressionniste, en croisant les points
de vue, le portrait-arlequin d'un couturier aux mille vies qui
dans l'intimité est un homme plutôt sage et rangé,
vivant et travaillant avec un noyau dur insubmersible de fidèles.
Et en 2010, avec son ring de boxe pour le défilé
de sa collection homme, il est toujours dans le coup et ne semble
pas prêt à raccrocher les gants au vestiaire. |