Dans
"Dérive", récit
à deux voix, sans sentimentalisme, sans angélisme,
ni promesse de rédemption et a fortiori de happy end,
Isabelle Garna procède à
une immersion sans concession dans la condition prolétaire
contemporaine d'une manière qui ressortit simultanément
au naturalisme zolien et au déterminisme du malheur.
A la manière d'un entomologiste, elle braque le projecteur
sur un petit pavillon d'une banlieue grise pour assister à
un épisode tragique de la vie d'un couple ordinaire sur
fond de marasme tant économique qu'existentiel. La chronique
objective d'une dérive inexorable pour ceux qui n'ont
plus rien à quoi se raccrocher.
Le lecteur est invité dans une de ces petites maisons
des cités radieuses construites au bon vieux temps du
capitalisme paternaliste et du développement industriel,
qui sont devenues avec le temps des banlieues de plus en plus
grises, glauques et suintantes de la sueur et la peine de ceux
qui ont usé leur vie, de génération en
génération, dans les mines et les forges aujourd'hui
abandonnées sans jamais pouvoir accéder au fameux
ascenseur social que les politiques brandissent comme une vraie
fausse bonne conscience.
Elle, Mireille, est caissière dans un supermarché,
regarde "Les feux de l'amour" à la télé,
et a élaboré des mécanismes de défense
pour ne pas sombrer qui sont autant de dérivatifs qui
ne tiennent qu'à un fil. Elle supporte la médiocrité
du quotidien en rêvant, cigarette aux lèvres, à
une vie meilleure "comme on voit à la télé"
et oppose une belle résistance au découragement
et à la déprime en faisant de ses enfants sa priorité
et son point d'ancrage avec la vie et la réalité.
Et puis, s'imaginant en héroïne sexy et irrésistible,
elle brûle ses dernières cartouches dans une liaison
sans avenir avec le jeune fils de ses voisins dont elle auréole
le sordide contingent d'une illusion de sexe torride.
Lui, Blaise, barbotte dans des petits boulots et s'identifie
à Jack Malone, le héros de la série "FBI
portés disparus". Mais pas bien courageux, effrayé
par la vie, déjà rivé à la boisson,
les pieds englués dans chappe de ciment comme ses baskets
dans la boue du chantier, il a tout du profil du mec à
qui la poisse colle à la peau.
Ils arrivent tout juste à joindre les deux bouts, ce
n'est pas la misère, ni vraiment la précarité,
mais le fil du rasoir, un équilibre qui peut se rompre
à tout moment. En tout cas pas assez pour bâtir
des projets d'avenir, juste faire le dos rond pour que tout
continue sans accroc. Et l'accroc intervient. Et bien évidemment
il n'y aura pas de rédemption ni de happy end.
Isabelle Garna analyse finement cette dérive qui se
tisse autour des mauvais choix et des pulsions non contrôlées
d'êtres prisonniers d'un destin implacable comme des rats
de laboratoire.
Elle puise dans la réalité sociale et sociologique
des régions post-industrielles immolées sur l'autel
des multinationales du profit, en l'occurrence la plaine liégeoise
de son enfance, pour y cibler cette fameuse dérive qui
peut contaminer ceux abandonnés à leur destin,
sacrifiés par la vie et menés par les pulsions
du cerveau archaïque, et révèle une plume
à la fois objective et compassionnelle. Une plume cinétique
également qui maîtrise ces récits parallèles
qui se croisent dans le chaos et dont il est aisé d'imaginer
ce qu'ils donneraient sur pellicule avec les frères Dardenne,
belges eux aussi, à la manivelle. |