Vient
de paraître en traduction française le deuxième
volume du récit autobiographique de Ruth
Klüger, écrivain et universitaire, née
en 1931 dans une famille de la classe moyenne juive à
Vienne, en Autriche, son ancienne patrie qui est devenue un
pays ennemi en 1938 suite à l'invasion par les troupes
allemandes, où elle a vécu pendant quatre ans
dans un logement de concentration avant d'être déportée
en 1942.
Dans "Refus de témoigner",
son premier opus publié en 1992 à l'automne de
sa vie, qui donnait acte de cette enfance sacrifiée,
elle refusait de participer au devoir de mémoire de l'Holocauste
sous la forme du témoignage pour une célébration
compassionnelle de la Shoah.
Avec "Perdu en chemin", elle embrasse ce qu'elle
appelle "sa seconde vie" qui a commencé à
la sortie du camp par l'émigration aux Etats-Unis, pays
dans lequel elle a "fait" sa vie.
Structuré en trois parties, le récit ne suit
pas vraiment une trame chronologique. Il commence par un geste
aussi symbolique que singulier au regard de sa personnalité
et de ses convictions : l'abrasion du matricule tatoué
sur son bras. En effet, elle indique avoir longtemps porté
ce matricule, considéré comme un signe d'infamie
ou une raison de fierté, en souvenir de ceux qui étaient
morts dans les camps, et notamment son frère, comme témoignage
mais également comme signe de culpabilité d'avoir
survécu, tout en précisant que "ce matricule
n'avait d'importance qu'en tant que fait, que phénomène
: il constituait un signe, et ce, au point qu'on le gardait
sur soi pour les morts". Une manière peut-être
de tourner une page.
Mais dans ce pays du Nouveau Monde considéré
comme progressiste et brandissant le pavillon de la liberté,
elle prend vite la mesure non seulement du puritanisme mais
également de l'intolérance farouche, d'un antisémitisme
larvaire et surtout d'un antiféminisme patent qui sévissait
même, et surtout, dans le monde universitaire dans lequel
elle souhaite faire carrière comme professeur de littérature
allemande.
Le récit, toujours mené d'une plume acérée
et sans concession, est largement consacré à sa
carrière universitaire, et à sa passion de la
germanistique. Elle sacrifie tout à ce qu'on appelle
aujourd'hui son épanouissement personnel, une démarche
pour laquelle elle fait preuve d'une opiniâtreté
et d'une intransigeance qui lui coûtent cher. Au plan
personnel, en premier lieu, avec un mariage raté, une
vie familiale éclatée et des enfants distants.
Au plan professionnel et social ensuite, où elle doit
faire face, sans être vraiment une militante, à
un double ostracisme qui tient à son origine et à
son sexe, et ce manière constante et récurrente.
Devenue une universitaire éminente, elle se rend compte
que sa lutte quotidienne pour la reconnaissance dans la discipline
particulière de la germanistique n'est pas innocente
("La germanistique n'était pas pour moi un sujet
d'études anodin, mais une drogue qui conjurait le passé
catastrophique et me laissait entrevoir la possibilité
de régler mes comptes avec les camps et l'incompréhensible
règne qu'ils représentaient") mais constitue
un fil jamais rompu avec son pays natal vers lequel elle revient
irrésistiblement.
Mais ce pays ne l'accueille pas à bras ouverts, loin
de là ("Je me suis sentie dans mon propre pays
plus étrangère que je ne l'ai jamais été
par la suite nulle part ailleurs à l'exception d'Auschwitz").
Elle entame une nouvelle quête d'identité et d'amour,
semblable à celle de l'enfant face à un parent
indifférent, qui connaîtra une conclusion heureuse
puisqu'en 1992 elle reçoit le prix Rauris pour "Refus
de témoigner", son premier prix reçu, autrichien
de surcroît : "C'était en quelque sorte un
mot de bienvenue. J'avais de nouveau un visage dans mon pays
natal".
Jetant aujourd'hui un regard rétrospectif sur ce que
fût sa vie, elle conclut, comme toujours, sans concession
ni illusion avec une lucidité imparable : "Il n'y
a pas de nouveau départ, on ne fait que continuer, sur
son chemin de plus en plus étroit." car "ce
qui est perdu en chemin, c'est soi même". |