Comédie
dramatique de Anton Tchekhov, mise en scène de Serge
Lipszyc, avec Gérard Chabanier, Juliane Corre, Valérie
Durin, Pierre Ficheux, Catherine Ferri, Stéphane Gallet,
Michèle Gaulupeau, Julien Léonelli, Serge Lipszyc,
Sylvain Méallet, Patrick Palmero, Elsa Rosenknop et Marc
Ségala.
La Compagnie du Matamore présente un diptyque Tchekhov
avec deux pièces, écrites à plus de vingt
ans d'intervalle, "Platonov" et "Les trois sœurs"
emblématiques du théâtre du vivant au cœur
de l'œuvre de l'auteur et de l'état au monde de
l'homme à l'aube du 20ème siècle.
Grâce à une adaptation rafraîchie, Valérie
Durin et Serge Lipszyc proposent d'investir l'univers et l'âme
de ces "Trois sœurs" qui commence comme une comédie,
à l'instar de "Platonov", avec le soleil printanier
et régénérant inondant la demeure des Prozorov
qui s'apprête à célébrer la fête
de la plus jeune sœur.
Un moment joyeux mais qui les ramène à l'an passé,
à la mort de leur père. Un an a passé et
pourtant, comme le dit une des sœurs, c'est comme si c'était
hier, rien n'a changé. Phrase sentence. Tout est dit.
La fin est dans le commencement. Car rien ne changera.
Semblable à un albatros sur la terre ferme - "Les
russes cultivent de grandes idées mais leur vie est petite"
écrit Tchekhov - aucune des trois sœurs, Olga la
pétulante (Catherine Ferri), institutrice déçue
par un métier qui ne lui procure que migraine, Macha,
(Valérie Durin) la révoltée déçue
par son mariage avec un hâbleur médiocre (Gérard
Chabanier) et sa non-histoire d’amour avec un lieutenant-colonel
de passage et marié lui aussi (Serge Lipszyc) Irina la
fougueuse cadette (Elsa Rosenknop), ni leur frère Andréi
un fin lettré lymphatique (Stéphane Gallet) qui
se contente de participer au conseil municipal et de s'endetter
au jeu, ne s'envolera vers Moscou, ville de leur enfance heureuse
qui seule, par un mécanisme de régression inconscient,
pourrait combler leurs aspirations à la vraie vie.
Seule la naissance des enfants du frère scandera le
déroulement d'un temps dont les aiguilles de l'horloge
se sont arrêtées. Comme les pompéiens momifiés,
la famille Prozorov est saisie par la pétrification,
une sorte de pétrification psychique qui empêche
ses membres même de tenter de réaliser leurs rêves.
Le désenchantement et simultanément à
un certain état de lucidité sur leur enlisement
les caractérisent et, par ailleurs, tous se leurrent
de l'espoir qu'ils participent même par leur immobilisme
à quelque chose qui les dépassent pour ne pas
céder au désespoir d'être tragiquement seul
dans l'immensité indifférente de l'univers.
Car Tchekhov dissèque les âmes la société
russe de ce fin de siècle avec un scalpel visionnaire
puisque s'y trouvent cette croyance apathique en l'utopie des
lendemains qui chantent qui constituera non seulement le socle
du totalitarisme soviétique mais sa pérennité
(voir "Ensorcelés par la mort" de Svletana
Alexievitch) et le personnage de l'épouse du frère
(Julianne Corre) figure d'un nouvel ordre qui régente
la maison en la transformant en appartement communautaire.
Dans ce travail choral de grande qualité, qui traduit
une belle qualité d'écoute de l'autre sur scène,
toute la troupe remarquablement distribuée - citons également
Sylvain Méallet, Julien Léonelli et Pierre Ficheux,
dans le rôles des militaires, Patrick Palmero en médecin
de famille vestige du temps passé, Marc Segala et Michèle
Gaulupeau - joue au diapason dans ce théâtre sans
intrigue et sans héros sous la direction intelligente
et sensible de Serge Lipszyc qui orchestre sans faille cette
symphonie tragique dans laquelle chaque instrumentiste apporte
talentueusement sa part d'incarnation qui concourt également
à éclairer celle des autres. |