Le contrebassiste et compositeur israélien Avishaï Cohen est un musicien de jazz indépendant ayant créé son propre label, Razdaz Records, sur lequel il a enregistré plusieurs disques en trio.
Son nouvel album Aurora rend compte, d’une manière évidente, de la liberté avec laquelle il pense sa musique, la redéfinissant suivant différents angles: au centre le jazz s’impose avec équilibre et clarté ; à l’extérieur de ce noyau se mélangent de façon non moins précise des musiques du Moyen-Orient, des rythmes latins, l’immédiateté mélodique de la pop ; le tout traversé par une rigueur qui a beaucoup à voir avec le classique. C’est-à-dire qu’à partir du moment où le jazz constitue l’élément solide de ces compositions, il peut alors s’inclure d’autres influences, aussi variées fussent-elles, sans que celles-ci ne dérangent l’équilibre général.
Et il apparaît que Cohen maîtrise particulièrement cet équilibre, par un jeu de dosage qui procède du dépouillement − de ce qu’il est nécessaire d’enlever pour que s’accentue la luminosité. Dans ce nouvel album, le langage musical de Cohen se précise depuis qu’il a décidé de chanter : on découvre une voix au timbre voilé qui serait le prolongement exact de la contrebasse. Ou plutôt sa traduction. Quelle voix aurait eue Charles Mingus s’il avait décidé de traduire par le chant ses propres compositions musicales : sans doute une voix faite de violence (canalisée), qui serait plus celle de la revendication que du souffle. De la même manière Avishaï Cohen est parvenu à rendre compte de son intensité musicale : il s’agit d’une voix aux résonances multiples, ni trop en retrait ni trop en avant. Et pour que l’élément vocal puisse porter réellement il fallait que, dans un même mouvement, l’instrumentation fût contenue.
"Quand je me suis mis à chanter j’ai compris que, pour ne pas perdre l’effet réel de la voix, il valait mieux ne pas trop en rajouter." explique-t-il dans une récente interview. Exemple, remarquable, dans le morceau "Still" : une seule ligne musicale, lente, répétitive (s’agit-il d’un violoncelle ? − le doute provient du fait que cet instrument n’est pas répertorié parmi les instruments) prend une ampleur absolument fascinante parce doublée uniquement du chant de Cohen, qui se positionne à parts égales de cette boucle. Une telle simplicité surprend par des effets de vertiges, qu’un accompagnement plus riche n’eût pas rendus avec la même force. Vitalité et sensualité : telle serait la définition de ce grand disque, trouvant son point d’ancrage dans le chant multilingue – hébreu, espagnol, anglais. Générosité et romantisme également, selon une conséquence naturelle aux deux premiers termes.
Ne connaissant pas d’autres disques de cet auteur, il me serait difficile de parler ici d’accomplissement, à moins de compromettre l’intégrité de ce travail. Mais je vais tout de même l’utiliser pour une raison : si la démarche d’un critique digne de ce nom est de décrire un disque sans émettre une seule opinion (directement liée à la part de marché du disque), force est de constater que l’écoute d’un tel disque produit un événement de l’ordre de la rencontre (pour le philosophe Lévinas la rencontre est le seul événement véritablement important de l’existence). Et il n’existe pas de rencontre sans possibilité d’accomplissement – celle de l’autre impliquant celle de soi-même.
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