Sort en France "Point de non-retour" le premier roman de André Vltchek, écrivain américain, analyste politique, journaliste et cinéaste, qui met en scène une figure archétypale du journalisme dans une histoire mi-roman d'aventure mi-roman sentimental - qui constituerait un scénario idéal pour une superproduction d'outre-Atlantique - dans lequel il a instillé l'analyse du fondamentalisme financier et du fondamentalisme religieux soutenue notamment par Noam Chomsky qui, au demeurant, a beaucoup apprécié sa prose.
Le super-héros fatigué est un reporter-photographe, un globe-trotter qui écume, pour le compte d'un magazine américain, les lieux où se déroulent des conflits armés, l'homme en battledress qui œuvre sur le front aux côtés des belligérants au risque de sa vie pour informer le monde du plus près de l'événement.
Mais aussi un bon buveur et un grand amateur de femmes qui connaît quasiment toutes les grandes mégapoles pour y avoir séjourné, même s'il n'a que 35 ans, qui a une femme dans chaque capitale et non des moindres, telle à Paris une riche cambodgienne qui dépense les fonds de l'aide internationale détournée par son père qui travaillait pour le gouvernement, et qui passe une partie de sa vie dans les avions où il arrive toujours à soudoyer le personnel pour disposer des sièges voisins.
C'est aussi un romancier qui écrit quasiment par obligation ("Ecrire n'a jamais été une joie. C'était devenu une obligation. Dès l'age de seize ans j'ai senti que c'était ce que je devais faire et je n'ai jamais remis en question la justesse de ma décision.") en recyclant dans ses romans "les belles histoires" que lui procurent son métier et ses voyages.
Ce qui ne l'empêche pas de connaître les affres de l'écrivain : "Parfois l'histoire trouve sa prorpe forme sans structure préalable ; parfois ce n'est pas le cas, et tout le processus devient alors une terrible souffrance. J'essaie désespérément d'éviter la vulgarité des concepts évidents, je n'aime guère les conclusions grandiloquentes, ni les happy end mélodramatiques." Sans toutefois pouvoir s'en passer car "Mes livres devinrent le résultat de mon mode de vie. Ils en étaient le but et la justification. Ma vie n'aurait eu aucun sens sans l'écriture, et je ne pouvais pas écrire sans mener ce genre de vie."
André Vltchek prend son personnage au moment non pas du fameux point de non retour qui viendra un peu plus tard mais du check point alors qu'il va négocier le virage vers la quarantaine, qu'il est saisi par le désenchantement, le doute et peut-être le regret du choix de vie opéré tant au plan professionnel qu'au plan personnel et qui l'amène à se demander s'il n'a pas été un imposteur.
Est venu le temps du bilan d'autant qu'il a rencontré "la" femme de sa vie en la personne d'une belle japonaise mariée vivant à l'occidentale, mais aux antipodes des personnages de Murakami, qui, entre deux shoppings uniquement de griffes de luxe, est également photographe dans un registre bien plus consensuel, celui des soleils couchants et des cerisiers en fleurs.
La première partie du roman se présente donc comme une très longue scène d'exposition de son background, 160 pages, soit l'exacte moitié du livre, pour décrire la vacuité de la vie d'un personnage qui a voulu être journaliste par posture, pensant - et là réside son drame - être de l'étoffe de deux personnalités mythiques de la première moitié du 20ème siècle qu'il admire, Malraux et Hemingway, souvent évoqués même implicitement..
"J'avais lu les livres d'André Malraux et d'Ernest Hemingway et je voulais être comme eux, capable de combattre pour la liberté en Indochine, de faire l'amour à trois jeunes chinoises en même temps, de décrire des massacres comme celui de Smyrne avec un détachement élégant et une compassion virile, d'accepter la mort comme un état de choses, d'en discuter avec des femmes tout en affichant une absence totale de peur et un mépris absolu du danger."
Par ailleurs, une vague de lucidité le submerge lui renvoyant une image peu valorisante de celui qui a voulu se lancer dans une croisade humaniste et qui s'est installé à Lima parce qu'enfant il a été frappé par le fait que ses toits de Prague où il vivait avaient été dorés avec l'or volé au Pérou et en Bolivie.
En réalité, il s'était bâti une petite vie de privilégié pimenté de quelques décharges d'adrénaline sur le terrain. Conclusion : "J'essayai de garder mon équilibre entre deux mondes incapable à fournir à mes lecteurs les mensonges patents de l'establishment mais bien trop à l'aise dans mes voitures et mon appartement chic, trop effrayé pour devenir un vrai paria, pour tirer la balle de la vérité dans le mufle du pouvoir et, au bout du compte, devenir pauvre. Je répugnais à la prostitution intellectuelle, sans être encore prêt à devenir un martyr."
Mais un choix qui n'est pas exempte de revers et l'homme libre de tout attachement tant culturel qu'affectif est confronté à la solitude qui commence à lui peser ("Maintenant enfin, je ressentais le besoin désespéré d'un chez-moi, ou du moins d'une identité et même d'un pays, mais tous les choix me semblaient inacceptables. J'avais perdu toutes mes illusions après avoir vu le monde.")
Fin de la première partie qui, pour éloquente qu'elle soit, peine à captiver et ne rend pas le narrateur particulièrement charismatique. La deuxième partie peut alors démarrer. Elle propulse le lecteur au coeur même de l'action, au cours d'un reportage, peut-être le dernier, au sein de la guerillera péruvienne au plus fort des combats des années 2000, avec boucherie en direct live, qui décidera de l'avenir du héros désabusé. Voilà pour l'intrigue à la fois terriblement banale sur le fond et relativement atypique quant à la situation relatée dans un style assez plat qui n'apportera sans doute pas de pierre à la littérature.
Cela étant, la particularité de ce roman globalement à l'eau de rose, même s'il survole de grands questionnements métaphysiques, est de contenir, comme indiqué in limine, un vademecum des thèses relatives au rôle des fondamentalismes, parfois réitérées de manière insistante "comme un cheveu sur la soupe", qui ne sont pas sans susciter le débat. Ce qui n'est pas sans lui apporter une couleur inattendue.
A savoir, que ceux-ci se sont édifiés sur un terrain préparé par la presse d'information (inféodée à la politique commerciale du tirage et donc ses lecteurs, soumise au contrôle du pouvoir politique et consciemment manipulée), les intellectuels (en exil intérieur ou collaborateurs du pouvoir pour des intérêts personnels mercantiles), les universités (conservatrices), les écrivains (devenus des figures du show business qui tiennent à la vie confortable réservée à l'élite intellectuellement reconnue et tolérée), les maisons d'édition (devenues de banales entreprises commerciales), le lectorat (des Forrest Gump), les citoyens (des légalistes qui vivent dans l'indifférence, la tranquillité, au mieux la dénégation), le capitalisme (devenu une puissance mondiale incontrôlable qui a miné les institutions démocratiques de base même dans les pays riches), le pouvoir politique compromis avec les intérêts commerciaux et affairistes et des hommes politiques (des clowns moralement corrompus payés par des multinationales ou par des donateurs anonymes), le néo-colonialisme des pays riches (qui ont soudoyé ou renversé les gouvernements progressistes élus sponsorisés les régimes corrompus avec l'aide des élites locales kleptomanes tant civiles que militaires par appât du butin) et les Etats-Unis (grand manitou de l'ordre mondial à la solde des multinationales).
Dans ce paysage mondial apocalyptique qui scelle l'ère de l'endoctrinement planétaire, orwellien par les religieux dans les pays pauvres et par la propagande via les médias de masse dans les pays riches, seuls les fondamentalismes survivent et aboutissent à un face à face : fondamentalismes financiers contre fondamentalismes religieux : "Deux anciens alliés qui désormais se cherchaient des noises, faute d'autres adversaires. Le meilleur des mondes - une parfaite dictature - était arrivé".
Serait-ce là le vrai point de non-retour ? |