"Apprendre à prier à l’ère de la technique" constitue un des volumes de la tétralogie intitulée "Le royaume" par laquelle l'écrivain portugais Gonçalo M. Tavares embrasse les dérives d la condition humaine à la manière d'un entomologiste et d'un neurobiologiste.
Dans un espace spatio-temporel non défini,
mais dont certains éléments pourraient laisser accroire que le récit se passe dans la Mitteleuropa des années 30, il se penche sur la vie du Docteur Lenz Buchmann et son irrésistible ascension vers le pouvoir.
Cet homme, façonné et dévoyé par l'éducation psycho-rigide d'un père militaire qui avait empêché toute velléité d'affect, était devenu un chirurgien émérite. Né et éduqué pour tuer "il avait choisi de sauver les hommes un par un, puisqu'il eût été obscène, ou tout simplement inadéquat, d'en tuer un grand nombre en l'absence de guerre".
Un père qui s'est suicidé au début de sa déchéance physique "pour éviter de tomber à un tel niveau de faiblesse qu'il n'aurait pu refuser que quelqu'un accomplisse à son intention ce dernier geste pieux, le signe de croix" non sans avoir fini son grand oeuvre, transmettre à l'un de ses fils "l'idée que la vie ne pouvait atteindre à la grandeur que dans des circonstances où rien ne comptait plus que le besoin de tuer pour ne pas mourir".
Son entrée dans la carrière politicienne donne lieu à des pages mémorables sur le sens de la révolution, la manipulation du peuple
("Tous voulaient être ne sécurité mais il fallait d'abord qu'ils se sentent encore plus menacés") et l'abêtissement des masses plus soucieuses de l'approvisionnement quotidien en électricité qu'en souffle divin et l'analyse de la stratégie du chasseur est particulièrement saisissante.
Gonçalo M. Tavares écrit un peu à la manière du théâtre épique en ce qu'il s'agit d'une narration destinée à éveiller la conscience critique du spectateur à partir d'histoires qui ne propose pas une identification mais une réflexion. Et comme son héros, elle est irrémédiablement factuelle et dépourvue d'affect.
Il procède de manière tomographique pour décortiquer le fonctionnement cérébral de son personnage et son rapport au monde - l'ouvrage est sous titré "Position dans le monde de Lenz Buchmann" - qu'il conçoit de manière démiurgique ("Lenz ne parvenait pas à cacher qu'il se considérait lui-même comme l'unique instance décisive de sa vie").
Conçu avec un chapitrage extrêmement dense composé de récits analytiques souvent très brefs, sa lecture en est dure, abrupte, comme une paroi à pic à grimper à mains nues. Mais elle contient maintes résonances avec les moeurs contemporaines. |