En cliquant un "j'aime" sur une publication Facebook de Froggy's Delight, ce dernier me demande dans la foulée : "Tiens, on fait une session avec lui demain soir. Ca te dit de l'interviewer ?". Ma réponse fut prompte à venir : "Rhaaa ! Carrément ! J'ai écouté son album solo A fable en boucle pendant un bon moment, ce pianiste est phénoménal !"
Quand Tigran Hamasyan nous ouvre les portes de l'appartement bellevillois d'un ami, il s'installe sans plus attendre sur le quart de queue et se met à jouer, on se rend compte qu'on se trouve en effet en présence d'un phénomène. Une musicalité hors du commun servie par une maîtrise technique, rythmique, harmonique et mélodique impeccable et une voix toujours à propos. Son dernier album, Shadow Theater, témoigne une nouvelle fois de sa créativité exceptionnelle et abonde en trouvailles géniales.
Si on souhaite se procurer un disque de Tigran Hamasyan, c'est dans le rayon jazz des magasins de disques qu'il faut se diriger. Dans ta musique et notamment dans le magnifique "Shadow Theater", on y entend pêle-mêle du rock, du baroque, de la musique arménienne, de l'électro, de la pop, du jazz, des comptines... Et pourtant, loin de sonner "patchwork", ta musique a une identité très marquée. Comment parviens-tu à établir des liens entre toutes ces musiques pour qu'en ressorte ta propre musique ?
Tigran Hamasyan : Pour moi, ce sont des sons. Il y a des sons que j'aime, et c'est tout ce qui m'importe. Les catégories, les classifications ne m'intéressent pas. Un style prend son origine dans d'autres styles. Le jazz vient de quelque part... Finalement, tout vient des musiques populaires, et elles sont toutes interconnectées. C'est le mélange de genres déjà existants qui permet l'émergence d'un nouveau genre. Puiser dans nos racines et les musiques populaires également.
D'album en album, ta musique ne cesse d'évoluer, elle se réinvente constamment. De quoi te nourris-tu pour être à ce point créatif ?
Tigran Hamasyan : Je me fixe des objectifs, des buts à atteindre, et j'essaie de me donner les moyens pour y parvenir. Je veux faire ce projet, l'emmener à tel niveau... Le résultat est toujours différent de ce qu'on a imaginé, ça ne peut pas être exactement pareil, mais avoir une idée globale assez précise est important pour moi. Si tu as un but, alors tu peux aller quelque part. Partir de rien, sans but précis, en allant dans toutes les directions est horrible pour moi, ça ne mène nulle part.
Comment composes-tu ? Seul ou avec les membres de ton groupe ? Est-ce un processus long, ou l'inspiration vient-elle facilement ?
Tigran Hamasyan : En fait j'ai toujours composé tout seul. Cela dépend de la situation. Je peux par exemple enregistrer une mélodie ou un rythme sur l'iPad, et y revenir plus tard devant le piano pour développer l'idée.
Il y a dans ton jeu une maîtrise et une créativité rythmique, harmonique et mélodique exceptionnelle (métriques impaires, équivalence rythmique complexe, modes issus de la tradition arménienne...) qui pourraient dérouter les auditeurs non avertis. Mais au contraire, ta musique touche un public très large, toutes générations confondues. Comment explique-tu cela ?
Tigran Hamasyan : C'est assez délicat. J'essaie de faire en sorte que ma musique soit abordable aux personnes qui l'écoutent. Bien sûr, ça ne fonctionne pas à chaque fois, mais mon objectif est de faire une musique accessible, facile à comprendre et à la fois complexe et profonde.
Comment travailles-tu la musique ? Passes-tu beaucoup de temps devant le piano ? Est-ce que tu abordes le répertoire classique ?
Tigran Hamasyan : Je travaille un peu moins ces temps ci, à cause des tournées et de toutes les choses que j'ai à faire. Mais dès que j'ai du temps, je joue. Si je ne passe pas assez de temps devant le piano, je deviens un "sale type", une personne horrible ! Sérieusement, quand je n'écris pas de musique, quand je ne pratique pas, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ma vie. C'est très important pour moi. Je ne joue que très rarement de la musique classique, mais j'en écoute tout le temps. Je cherche, j'écris beaucoup, je travaille ce que j'ai besoin de jouer, je relève des morceaux de temps en temps.
Quel genre de musique classique écoutes-tu ?
Tigran Hamasyan : Prokofiev, Chostakovitch, Ravel, Ligeti, Bach bien sûr, Beethoven...
Quels sont les musiciens qui ont de l'influence sur toi ?
Tigran Hamasyan : Tous les compositeurs que j'ai cités sont une immense source d'inspiration pour moi. Mais aussi Komitas, la musique arménienne, la musique classique indienne, Meshuggah, Tool, Radiohead, Sigur Rós... Egalement des musiques scandinaves comme les musiques folkloriques norvégiennes, suédoises. Beaucoup d'électro, de hip-hop... Bref, plein de choses très variées !
Tu as joué avec de grands musiciens comme Ari Hoenig, Trilok Gurtu, Dhafer Youssef (la liste est longue !). Envisages-tu ta carrière plus en tant que leader ou continuer à jouer pour d'autres musiciens ?
Tigran Hamasyan : C'est vrai, je compose beaucoup pour mes propres projets, et c'est ce qu'il y a de plus important pour moi. Mais je ne peux pas imaginer ne plus jouer sur d'autres projets. Par exemple, avec Jan Bang, dès que nous avons joué ensemble, c'était magique ! C'est un artiste qui joue sur des machines, mais son rôle a la même importance que celui d'un instrumentiste. Avec Jan et Arve Henriksen, dès les premières notes, on a tout de suite su qu'il fallait qu'on fasse quelque chose ensemble. En fait, je suis un grand fan de la scène musicale scandinave, norvégienne notamment, avec des musiciens comme Jan Garbarek, Terje Rypdal, le quartet européen de Keith Jarrett, toute cette merveilleuse musique qui vient de ces pays... Cela a toujours été un rêve de cotoyer cet univers dans lequel j'y trouve une vraie source d'inspiration pour ma propre musique.
Retrouvez Tigran Hamasyan
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