L'album Neuro d'Anna Aaron m'a effrayé. Non pas à l'écoute, mais avant de le mettre dans le lecteur, un moment que j'ai longtemps repoussé. Le concensus des blogs et journaux musicaux qui avait suivi la mise en ligne de la chanson et du clip "Linda" ne me rassurait pas. On y comparait trop souvent Anna Aaron à Agnès Obel, Anna Calvi, Natasha Khan ou PJ Harvey, des chanteuses que j'apprécie mais dont les univers ne me semblent pas si rapprochés que cela de la musique de la bâloise.
Je restais sur l'impression de ma première rencontre avec son précédent album Dogs in spirit et j'avais peur d'être déçu en écoutant ce nouvel opus que j'avais pourtant attendu avec impatience. Dogs in spirit avait été, lorsque je l'avais découvert, un immense coup de cœur. La musique et la voix me donnaient des frissons. J'en étais tombé amoureux dès la première écoute et l'écoutais en boucle. Anna Aaron, au Centre Culturel Suisse à Paris, avait à cette occasion offert un magnifique concert. Plus tard, j'avais de nouveau croisé sa route, sur disque et sur scène, avec Erik Truffaz puis avec Rodolphe Buger et Olivier Cadiot, de nouveau au CCS de Paris pour le concert de ces derniers où ils avaient interprété le "Da Da Da" de Trio dans une version encore plus minimaliste que l'originale des trois suisses.
Quelques notes de musique, quelques extraits de chansons composées et/ou interprétées par Anna Aaron, des ambiances étaient entrés en résonance avec quelques moments de ma propre existence.
Neuro, inspiré du roman Neuromancer de William Gibson, est beaucoup plus cérébral que le précédent disque. La production de David Kosten n'est pas étranger à cette impression d'intellectualisation du propos en alternant froideur et atmosphères organiques. Le producteur des Guillemots et de Bat For Lashes saisit de manière lumineuse les cordes mais va aussi, couche par couche, laisser s'insinuer les sons plus électroniques et légèrement déformer la voix. "Sutekina" en est certainement, à ce sens, le morceau le plus emblématique, avec son écriture parfaite, ses ruptures de rythme alambiquées et ses arrangements savants.
D'autre part, Ben Christophers démontre, sur "Labyrinth" par exemple, tout son talent à la guitare. Mais il a aussi amené d'autres instruments, plus originaux, dont les petits bruits viennent occuper l'espace, en particulier dans la première partie de l'album, aux instrumentations et sonorités plus traditionnelles, comme sur "Stellarling" qui est certainement le morceau le plus proche du précédent Dogs in spirit. La batterie de Jason Cooper (The Cure) y fait d'ailleurs des ravages. On a du mal à croire qu'il ne soit venu qu'une seule journée en studio et qu'il ait enregistré toutes les parties de batterie du disque en une petite dizaine d'heures.
"Heaten", dont la ryhmique d'ouverture rappelle "I feel you (swamp mix)" de Depeche Mode, et "Totemheart" ouvrent des horizons nouveaux à Anna Aaron dans un son beaucoup plus électro.
"Sutenika" est le chanson pivot de l'album, celle où le monde bascule doucement du physique vers le digital, où l'intelligence artificielle se libère pour prendre le contrôle des terminaux de la planète emmenant l'humanité vers un destin qu'elle ne maîtrise, ni ne comprend plus. Mais "Simstim", le dernier morceau du disque, du nom du programme qui permet dans Neuromancer de se connecter les uns aux autres, comme s'ils rentraient dans la conscience de l'autre, apparaît enfin apaisé, comme si la beauté du chant ramenait à une dose d'humanité que les machines ne pourront saisir.
Anna Aaron offre donc un album dense, touchant à plusieurs styles, mais avant tout pop, beau et émouvant. Sa puissance vocale laisse apparaître parfois quelques failles mais qui, dans le propos de l'album, sont autant de lueurs d'espoir. Magnifique. |