Comédie dramatique de Ernst Toller, mise en scène de Christine Letailleur avec Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel Garcie-Kilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey et Richard Sammut.
Tout est gris, tout est charbonneux, tout est noir sur cette scène jamais totalement dans la lumière. Aucun élément de décor dans ce qui pourrait être une cour avec en arrière plan une grande fenêtre ou plutôt une sombre baie vitrée entourée par deux ouvertures qui font office de portes de part et d'autre de la fenêtre.
Ici, tout est propice au plus strict expressionnisme, celui des films de Murnau par exemple. Mais c'est un expressionnisme qui s'octroie le droit de ne pas être manichéen, de se permettre des jeux de lumière jamais brutaux. Il y a un subtil dégradé dans la dichotomie noir/blanc. Et puis, parfois, explose le carmin vif éclairé d'ampoules jaunes d'un rideau d'entrée de cirque qui prend la place de la béance de la baie vitrée ouverte.
"Hinkemann", c'est donc d'abord un climat dessiné par le puissant contexte imposé par la scénographie d'Emmanuel Clolus et Emmanuel Le Bras. Un climat accentué par la rigueur formelle des lumières subtiles de Stéphane Colin et renforcée par la "bande-son", elle aussi d'une grande expressivité, de Bernard Lechat.
Quelques accords lancinants d'orgue de barbarie, la vulgarité pleine d'entrain factice du forain tonitruant "Viens Poupoule", des bruits de bottes, des cris de miliciens, des hurlements, voilà ce qui entoure la parole désespérée du soldat Hinkemann revenu de guerre.
Car rien ne sera plus comme avant pour cet homme qui n'en est plus un. Blessé au bas-ventre, "eunuque", le voilà face à sa "Grete" tant aimée, mais qu'il ne pourra plus aimer charnellement.
Sur fond d'Allemagne défaite, de révolution spartakiste promise à une répression sanglante, Ernst Toller se sert de son personnage, que la misère et le malheur contraignent à devenir un phénomène de foire, pour asséner des vérités politiques aux curieuses résonances actuelles.
Stanislas Nordey, que l'on sent étonnamment concerné par ce rôle épuisant, est un Hinkemann à la voix fêlée par la colère impuissante dont il porte les stigmates. Ses tirades s'enchaînent jusqu'au manque de lucidité qui le font être injuste avec sa femme aimante, cruellement prise entre les contradictions de sa chair et de son âme.
Les personnages de Toller sont des cœurs purs que le monde impur ballote jusqu'au tragique. Leurs rêves de révolution, de "nouvelle société", de grand amour se fracassent devant la réalité la plus sordide, les faits les plus abjects. Pièce politique, "Hinkemann" n'est jamais dogmatique.
Ce que Toller expose avec la précision et la concision de son absolu pessimisme, c'est le surgissement du chaos d'après-guerre, dans lequel Priape et le matérialisme vont remplacer les valeurs chrétiennes et écraser les rêves révolutionnaires.
Comme Zweig, comme Benjamin, comme tant d'autres, Toller préfèrera se suicider que de voir le triomphe total de ce qu'il anticipait dans "Hinkemann" et qui, quelques années après son écriture, prendra la forme du nazisme.
Dans sa version sans effets démonstratifs inutiles mais d'une force de conviction peu commune, Christine Letailleur permet de découvrir, bien retraduit par Huguette et René Radrizzani, un auteur allemand majeur mal connu en France.
Elle s'appuie sur une distribution impeccable et magnifie le couple formé par Stanislas Nordey et Charline Grand. Elle pose des questions contemporaines sans avoir besoin de les surligner et propose un moment de théâtre qui ne peut que susciter une adhésion enthousiaste. |