Comédie dramatique d'après l'oeuvre d'Anton Tchekhov, adaptation de Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy et Clément Poirée, mise en scène de Clément Poirée, avec John Arnold, Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy, Elsa Guedj, Thilbault Lacroix, Matthieu Marie, Emmanuelle Ramu et Tadié Tuéné.
Davantage qu’une adaptation du célèbre "Oncle Vania" d’Anton Tchekhov, "Vania/Vania ou le démon de la destruction" est une plongée vertigineuse et à mots ouverts dans les affres de la création et l’art de la narration.
Quelle part de l’auteur se retrouve dans son oeuvre ? Que disent de lui ses personnages et son intrigue? A partir de quel moment échappent-ils à leur créateur et transcendent-ils leur nature pour devenir des figures universelles ?
Pour répondre à ces questions, Clément Poirée, accompagné à l’écriture de Moustafa Benaïbout et Louise Coldefy, s’est penché sur deux pièces de Tchekhov écrites à 10 ans d’intervalle : "Le Génie des bois" (1889) et "Oncle Vania" (1897). Il s’agit en effet de deux versions d’une même oeuvre - similarité d'intrigue et de protagonistes - avec cependant deux différences majeures.
Dans la première, le médecin est un jeune idéaliste qui se sent encore capable de vivre et d’aimer dans un monde en décomposition. Dans cette version Tchekhov tourne le pistolet de Vania contre lui-même, permettant ainsi une fin heureuse pour le docteur et la jeune Sonia.
Dans "Oncle Vania", le brave médecin a vieilli. Sa vitalité s’est usée contre la dureté du monde et à bout de souffle son idéalisme est lui aussi en pleine décrépitude. Vania tire mais se rate, évitant ainsi le drame mais également l’espoir du monde d’après. Émerge ainsi une troisième pièce, celle du cheminement intime de l’auteur.
Pour le décrire Clément Poirée se place du point de vu de l’écrivain en le dédoublant : il y aura donc Moustafa Benaïbout d’une part, l’idéaliste, et Louise Coldefy d’autre part, la fataliste. Deux scénaristes enfermés dans un cottage à la campagne pour boucler en 5 jours et 5 nuits un récit sur lequel il ne sont d’accord sur rien.
De confrontations de points de vue en ré-écritures intempestives, deux récits presque identiques mais aux colorations très différentes émergent et les personnages finissent par prendre vie sur scène. Ces apparitions émergent d’elles-mêmes, entremêlés d’éléments tirés de la vie des deux écrivains.
Tel personnage est le voisin bavard auquel on ne peut échapper de l’une ou le mari de l’autre. Nos auteurs eux mêmes finissent par se projeter dans certains de leurs personnages, marquant ainsi un peu plus la perméabilité entre fiction et réalité.
Pour figurer ces deux univers, Clément Poirée, qui réalise également la mise en scène, a imaginé deux jeux de costumes (signés Hanna Sjödin) et de lumières (réalisées par Guillaume Tesson) pour installer une ambiance d'inspiration western avec des matières naturelles et des tons chauds et un monde futuriste tout en nuances de cuirs et de gris-bleu jouant beaucoup sur les clairs-obscurs.
La scénographie d’Erwan Creff, basée sur la modularité du décor, permet aux meubles de glisser et de se ré-agencer au gré des besoins de la mise en scène permettant les aller-retours incessants entre la fiction et la réalité dans une mise en abîme ingénieuse. En fond de scène une façade en bois figurant une grange s’éclaire et s’ouvre pour marquer l’entrée en scène des personnages de Tchekhov tout en annonçant l’univers dans lequel ils évoluent.
Les comédiens jonglent avec aisance entre les différentes partitions et nuances que demandent les deux types d’écriture. Matthieu Marie est particulièrement saisissant dans le rôle du médecin dont il capture toute l’ambivalence de l'idéaliste désabusé. Elsa Guedj se détache également par son candeur désespérée, tout comme Louise Coldefy dans son incarnation d'une Elena et d'une scénariste enfermées dans leurs tiraillements entre devoir et pulsion de vie.
Nonobstant sa durée conséquente (2h45), le spectacle embarque néanmoins aisément les spectateurs dans sa singulière bipolarité, en partie grâce à son caractère ludique, en partie grâce à la qualité de sa réalisation et à l'interprétation sans faille de ses interprètes.
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