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Interview  (Paris)  25 septembre 2006

Le 26 octobre 2006, les Editions Viviane Hamy proposent une éditon limitée et exceptionnelle du roman "Le surmâle" d'Alfred Jarry.

Une édition catégorie "Beaux livres" de ce roman peu connu d'Alfred Jarry, publié pour la première fois en 1902, avec les illustrations de TIM qui figuraient dans une édition postérieure.

Nous avons rencontré Frédéric Martin qui, au sein de la petite équipe dont s'est entourée Viviane Hamy, a initié cette aventure.

Parlez-nous un peu des Editions Viviane Hamy et de ce projet d'édition du roman qui va se concrétiser le 26 octobre 2006.

Frédéric Martin : La maison d'éditions Viviane Hamy est particulière en ce qu'elle comporte un effectif réduit et publie moins de livres que d'autres entreprises d'édition. Dans ces dernières, les fonctions de chacun sont très spécifiquement déterminées ; il y a un directeur graphique, des attachés de presse, des commerciaux, etc…. Nous sommes 5 au sein des Editions Viviane Hamy et selon les jours et les heures nous assumons toutes les tâches. Parfois, en fonction de nos affinités nous pouvons travailler de manière plus globale sur un ouvrage d'autant que nous en publions 10 par an.

En ce qui concerne "Le surmâle" d'Alfred Jarry, il s'agit d'un roman que j'aime… j'allais dire beaucoup, mais non, que j'aime. Je l'ai découvert il y a quelques années, et je le relisais souvent, quand je voulais me faire du bien. J'avais découvert ce texte chez un soldeur dans une édition du début des années 90, avec une postface d'Annie Lebrun. Le texte de Jarry se défend très bien tout seul et je pense qu'il faut l'aborder avec une certaine virginité, mais le texte d'Annie Lebrun, qui était d'ailleurs une postface, est très certainement le meilleur essai sur ce roman. J’y renvoie le lecteur.

Donc, j'en avais acheté de nombreux exemplaires pour l’offrir régulièrement à des amis. Et puis un jour, je me suis trouvé en rupture de stock, j'ai voulu me procurer le texte dans une édition courante récente. Or, il n'était plus disponible, sauf à acheter les oeuvres complètes de Jarry dans la Pléiade ou la collection Bouquins. Les choses se sont ensuite déroulées de manière assez naturelle. J'en ai parlé à Viviane Hamy, qui m'a proposer d’en faire une édition. J'ai donc commencé à travailler sur l'histoire du texte, à en rechercher les différentes éditions et à songer à une maquette pour une nouvelle édition. Notre façon de travailler nous permet de porter un projet dans son ensemble.

Comment s'insère cet ouvrage dans le catalogue des Editions Viviane Hamy ?

Frédéric Martin : Le format et la maquette de ce livre, et le fait qu'il soit illustré, sont tout à fait novateurs par rapport aux autres éditions. Cependant il ne s'agit pas d'une rupture complète. La maison d'Editions Viviane Hamy s'est construite sur trois piliers : la littérature française, la littérature étrangère essentiellement européenne et la littérature policière dont certains auteurs comme Fred Vargas ou Dominique Sylvain sont très connus. Et dans ces trois domaines, Viviane Hamy a toujours estimé qu'il ne fallait pas travailler uniquement sur les auteurs contemporains.

Une maison d'éditions ne prend son sens que si elle réfléchit aussi sur le passé et l'existant. Ainsi remettre au goût du jour des textes oubliés a toujours été une de ses ambitions. Par exemple, pour la période charnière du 19 ème et du 20 ème siècles, elle avait déjà publié un recueil de textes d'Alphonse Allais.

Ce qui est particulier avec "Le surmâle" est l’importance du livre. En effet, Alphonse Allais n'était pas un inconnu ni un auteur oublié quand est paru le recueil de textes publié par Viviane Hamy. Avec "Le Surmâle", nous avions le sentiment de détenir non seulement un texte capital dans la bibliographie de Jarry - il s'agit de son dernier roman - et bizarrement tombé dans une chausse trappe, mais aussi la matière pour réaliser une très belle édition, car nous avions connaissance d'une édition des années 60 qui avait été illustrée avec des dessins de TIM.

Cela constituait une véritable opportunité. Dans une édition courante avec notre format habituel, nous prenions le risque de l'inscrire dans le cadre d'une simple réédition d'un texte plus ou moins classique d'un auteur du répertoire, le banaliser en quelque sorte sans éveiller davantage l'attention. Or, le sujet du roman, d'une modernité étonnante, et l'aberration tenant à sa non disponibilité prônaient en faveur d'une édition propre à surprendre les esprits.

Le livre est de format carré avec une couverture en balkis, qui un papier relativement rare et luxueux pour les couvertures, et du texte imprimé sur du voluprint 120 grammes, papier épais qui donne un volume très équilibré à ce texte court, avec une trentaine d'illustrations de TIM.

S'agit-il du premier d'une série ?

Frédéric Martin : Oui, tout à fait. Mais il y a également un aspect économique. Ce type de livre a un prix de revient, en coût de fabrication, élevé de l'ordre du double par rapport à une édition ordinaire. Donc le risque financier n'est pas négligeable. Un tel livre entre dans la catégorie des "beaux livres" que la santé financière des Editions Viviane Hamy permet de faire. Le prochain livre qui bénéficiera de ce format est déjà connu puisqu'il s'agira d'un texte Aubrey Beardsley, une œuvre de jeunesse sous forme de pièce de théâtre intitulée « The Story of Venus and Tannhäuser », qu'il a illustré lui-même et qui nous a été proposé par le traducteur, Michel Bulteau.

Une édition plus luxueuse, un prix plus élevé, un tirage limité, impliquent-ils vouloir toucher une catégorie de lecteurs différente ?

Frédéric Martin : Le numérotage des éditions était une vieille pratique. D'ordinaire, les exemplaires numérotés concernent en général le tirage de luxe. Or, tous les exemplaires de "Le Surmâle" sont numérotés : de 1 à 4 950 pour l’édition courante, de HC1 à HC50 pour l’édition hors commerce, bénéficiant d’un traitement un peu plus luxueux. En passant, cela permet de dire au public qu’il n’existera que 5 000 exemplaires du livre. Aujourd'hui la réflexion s'organise surtout en termes de best-sellers, en tirage de masse : il nous paraissait ludique de rappeler que la qualité ne se mesure pas uniquement du nombre d'exemplaires vendus.

Quel sera le réseau de distribution de ce livre ?

Frédéric Martin : Le réseau habituel, des librairies indépendantes à la FNAC.

Entre le début du projet et la mise à la disposition du public, quels sont les délais et contraintes en termes de temps ?

Frédéric Martin : Le délai minimum est de 3-4 mois pour un livre "ordinaire". Pour celui-ci, le délai a été plus long car nous avons été confrontés à certaines difficultés.

Il a d'abord fallu trouver l'édition originale du texte pour faire une édition rigoureuse. Ainsi, dans la réédition de 1945, qui a suivi la première édition de 1902, il y avait de nombreuses fautes. Et nombre d’ éditions subséquentes ont repris ces fautes à défaut d'avoir une édition originale disponible.

Par ailleurs, les illustrations originales de TIM sont introuvables. Il a donc fallu retraiter ses dessins issus de l'édition disponible pour que leur qualité soit irréprochable.

Le fait d'utiliser une maquette nouvelle implique également de retravailler sur la mise en page du texte, l'interlignage, le choix des titres courants, l'insertion des illustrations par rapport au rythme de la lecture qui sont toutes sur les belles pages, c’est-à-dire des pages impaires. Jusqu'au dernier moment de modifications sont intervenues, ce fût notamment le cas pour la dernière illustration.

Parlons un peu du fond. Et de votre amour pour ce texte.

Frédéric Martin : Il est difficile de savoir pourquoi on aime un livre. On peut en faire une analyse, mais le point de départ est toujours une émotion. On est attaqué par un livre. J'ai toujours pensé qu'il y avait deux types non pas de lecteurs, mais de lectures. Il y a les lectures de confort, celles faites pour se détendre ou se rassurer, et les lectures de déstabilisation, qui relèvent d'un processus psychologique un peu étrange. On ne sait pas ce qu'on va lire, et c'est la raison pour laquelle on le lit.

L'impression de mes premières lectures du "Surmâle" était de me retrouver face à quelque chose d’étonnant, et en même temps d'évident. Ensuite, il m’a fallu comprendre à quoi tenait cette évidence.

L'histoire est très simple comme souvent pour un grand livre. Un homme rencontre une femme à l'occasion d'une soirée mondaine. André Marceuil organise dans son château une soirée qui réunit tout un gotha de l'intelligentsia et des classes dominantes. Mais l'ennui le gagne, et il prononce alors cette phrase, qui ouvre le roman : "L'amour est un acte sans importance puisqu'on peut le faire indéfiniment.". Cette phrase, personne n’en comprend le sens. Chacun croit qu'il s'agit d'une incitation à une discussion grivoise sur la jouissance répétée, alors qu'il s'agit d'une provocation, du rejet d’un monde qui quantifie tout. Une seule personne, et c'est une jeune femme, Ellen Elson, va devenir l’exaspération de Marcueil et vouloir croire, elle aussi, en autre chose, en l'infini.

A partir de là, le roman se construit en ciseau. Une double lame se forme, avec d’une part cette rencontre entre un homme et une femme, et d’autre part la lame de la bonne société, qui a besoin de se rassurer dans la matérialité de son monde.

Le roman vit dans ce double tranchant, sous une forme baroque. Il débute avec une rencontre mondaine, se poursuit sur une invraisemblable course poursuite entre une quintuplette à vélos et une locomotive (il s’agit de déterminer qui sera le plus fort de l'homme ou de la machine), puis sur une tentative de record sexuel, et s'achève avec une geste amoureuse moderne, lointain avatar d’un Tristan et Yseult. "Le Surmâle" est avant toute chose un magnifique roman d'amour.

Mais une question m’embarrassait dans ce roman. J’y trouvais une modernité étonnante en ce qu'il traitait de tous les sujets qui obsèdent notre société contemporaine : le statut du corps par rapport au sport (le corps dopé), la performance sexuelle, la prévalence de la performance… Avais-je une lecture anachronique de ce roman ? Je tirais peut-être le texte vers une interprétation qui n'était pas celle de Jarry, et qui n’était peut-être même pas possible à l'époque.

Je me suis donc intéressé à la situation du corps dans la société de l'époque, en 1901, année d'écriture du texte. Et j'ai compris ce que pouvait être le génie littéraire, comment la littérature agissait tel un sismographe percevant les premières secousses d'un séisme qui allait s'amplifier sur tout le siècle.

Dans la décennie qui a précédé l'écriture de ce roman, la société est dans une période de profonde mutation étonnante. Le 19 ème siècle a été une fabrique à idées sur une conception mécanique du corps et, brutalement, sur la dernière décennie, ces idées vont se généraliser, voire se banaliser, dans la société, notamment dans les deux sphères des loisirs et du travail.

Dans les loisirs, c'est le développement de la pratique sportive, de la formation des clubs sportifs, l'ouverture des piscines municipales et l’avènement des jeux olympiques modernes en 1896. Dans le domaine du travail, c'est la mise en place de la médecine du travail, on réfléchit à l'hygiène des ouvriers pour que les corps puissent tenir la cadence des machines. D’une certaine manière, les temps modernes de Chaplin sont déjà là.

Le génie de Jarry est d'anticiper ce que sera la transposition de cette mutation radicale dans la sphère amoureuse. C'est toute l'histoire du 20ème siècle qui est en germe : le rapport avec la pornographie, la réduction du champ amoureux à un rapport physique, et plus généralement le rapport à la performance physique et de l'ère médiatique du sport.

Jarry pressent cette logique dès 1902, ce qui est déjà surprenant, mais la pousse jusqu'à son point d'absurdité. Son génie culmine dans sa capacité à remettre en jeu l’amour et à redonner, bien avant les surréalistes, la première place à l'imaginaire.

Bien entendu, il n’en est pas moins sûr que sa sensibilité sur ces questions est celle d'autres écrivains de l'époque. Au début du siècle dernier, la question de l'Eros occupe beaucoup les esprits. Et puis, n’oublions pas que, lorsque "Le Surmâle" paraît en 1902, nous sommes à 3 ans de la publication de "Trois sur la sexualité" de Freud. Il faudrait aussi évoquer le roman légèrement antérieur (1896) de Villiers de Lisle Adam Adam, "L'Eve future", qui rejoue le schéma amoureux sur la problématique du lien entre l’homme et la machine. Mais le rapport amoureux du personnage principal avec l’Eve future, un robot qui a l'apparence d'une femme, n'est pas si éloigné de l'amour tel qu’il trouve sa définition à l’époque des troubadours.

Avec Jarry, il y a une rupture épistémologique. Il n’est plus possible d'aimer comme au temps de Roméo et Juliette. L'amour entre André Marceuil et Ellen Elson est un amour qui, aujourd'hui encore, est assez inaudible dans son mélange de lyrisme et de violence. André Marceuil commet des viols, tue. Il est difficile de porter un jugement sur ce soleil noir qui l’attire vers Ellen Elson. De même, l’amour d’Ellen Elson pour le Surmâle est troublant, notamment dans sa conclusion.

En bref, ce roman s'inscrit dans la sensibilité de l'époque, mais à un degré et avec une anticipation - c'est un roman d'anticipation, puisque l'action se situe en 1920 - tout à fait singuliers. Je ne lui connais pas d'équivalent.

Le sous titre "Roman moderne" est le sous titre original. En revanche, sur la quatrième de couverture, il est indiqué "Roman d'amour moderne" qui est de votre crû.

Frédéric Martin : Le mot intercalé est de couleur différente. La quatrième de couverture est l'endroit de présentation du texte par l’éditeur. Je me suis interrogé sur le contenu de cette page, sur la manière d’être le plus juste. Il n'était pas judicieux d'y faire de grands discours. D'autant qu'est inséré dans le roman une plaquette qui présente les perspectives du texte. Il nous a paru préférable que ce soit une gifle, ce qui impliquait une grande concision. Le cœur du livre, c'est le désir et l'amour. Nous avons donc repris le sous-titre "roman moderne" en noir, et nous avons glissé le mot "amour" en rouge.

Le roman se clôt sur une illustration.

Frédéric Martin : Nous l'avons extraite du "corps" du roman. Les filles de la maison d'édition aiment particulièrement cette illustration et elle met en scène les deux personnages principaux. Elle était donc un judicieux commentaire du roman et un moyen de composer avec les désirs féminins. Surtout, nous sommes allés de cette manière jusqu'au bout de la logique du graphisme adopté.

Parlez-nous un peu du code barre qui ici est rond.

Frédéric Martin : Le code barre est obligatoire sur chaque livre. Normalement, les éditeurs le reproduise dans un rectangle, ce qui n'allait pas pour ce texte. Si le livre est de format carré, le roman n'est pas du tout carré : il est foisonnant, il évolue dans des spirales, non dans le normatif. Donc nous nous sommes amusés à le déformer pour l'inscrire dans un cercle, et cela fonctionne !

Avez-vous déjà eu des retours sur cette publication si elle a déjà été communiquée à certaines personnes ?

Frédéric Martin : Des journalistes l'ont reçu et ont déjà réagi favorablement. Mais le plus beau compliment vient de la personne chargée de sa fabrication chez notre imprimeur. L'imprimerie Floch fait partie des imprimeurs qui ont su garder le savoir-faire et le goût pour des livres bien fabriqués. Bernie – c’est son nom – est une personne admirable. Aussi, lorsqu’elle m'a dit : "Il est très beau, cela me donne envie de le lire !", je me suis dit que nous avions bien travaillé.

 

A lire aussi sur Froggy's Delight :

La chronique du roman "Le surmâle" d'Alfred Jarry

En savoir plus :

Le site officiel des Editions Viviane Hamy

Illustrations TIM : DR


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