Extrait
d’un dialogue entendu, voici quelques années, dans
une allée de Gibert Joseph :
"- Tiens, Yann Tiersen vient de sortir un nouveau disque…
Tu as écouté ?
- Non. Avant, c’était pas mal. Mais depuis la BO
d’Amélie Poulain, il s’est mis à faire
des choses commerciales, et c’est devenu n’importe
quoi".
Jugement lapidaire et injuste : la BO à succès
du film de Jeunet n’était en réalité,
à 5 ou 6 titres près, qu’une compilation
issue des albums précédents du musicien. Magie
du snobisme : ces œuvres préexistantes au film,
bien vues du temps où la médiatisation de Tersen
était circonscrite à Magic ou aux Inrockuptibles,
devenaient donc soudain "commerciales" et suspectes,
pour avoir illustré un maudit film grand public. Sur
le coup, nous avions été atterré par un
tel raccourci…
Pourtant, il faut bien avouer que malgré la mauvaise
foi perceptible dans ce raisonnement et le refus d’y souscrire
tout à fait, notre intérêt pour l’univers
du compositeur Breton s’est trouvé, malgré
tout, malmené par la sur-médiatisation ayant fait
suite à ce triomphe - un peu de mal à supporter
que ces musiques fragiles et subtilement mélancoliques
se trouvent soudainement accolées à tout et n’importe
quoi (au mieux, une séquence de Thalassa… au pire,
un reportage suintant de régionalisme folklo-bouseux
pour JT Pernod-Ricard). Nous avons donc pris nos distances avec
un univers qui nous avait ému, jadis, mais nous semblait
désormais une autoroute un peu trop fréquentée.
Il nous avait aussi paru (en l’écoutant encore
parfois, de loin en loin) que Yann Tiersen
lui-même accusait le coup ces derniers temps, et qu’après
le double "live" triomphal C’était
ici qui avait achevé cette période (avec grand
orchestre, invités et tout le toutim nouveau riche),
sa discographie s’était un peu égarée
dans les pièges de la redite (Goodbye
Lenine, Les Retrouvailles)
ou au contraire de la cassure-à-tout-prix qui ne nous
convainquait qu’à moitié (le disque en duo
avec Shannon Wright, le live électrique On tour).
Malgré de beaux moments, l’on avait quelques peines
à y retrouver ce qui avait fait la réussite de
ses 4 ou 5 premiers albums (et notamment le somptueux Tout est
calme, projet atypique sorti dans la foulée du Remué
de Dominique A, visiblement très inspiré par celui-ci).
Quelque chose semblait s’être brisé, sans
que l’on puisse dire s’il s’agissait d’une
baisse d’inspiration du musicien ou d’un changement
de nos goûts personnels…
C’est donc un tout petit peu inquiet que l’on s’est
lancé dans l’écoute du dernier projet de
l’artiste (qui n’en finit plus de multiplier les
pistes & disques "parallèles", comme pour
fuir le moment de revenir à ses albums "officiels" -
faut-il y voir un manque de confiance, ou une créativité
débridée ?) ; ce Tabarly, BO du documentaire du
même nom, enregistré en vitesse au milieu des séances
de travail de son prochain disque, pause récréative
bienvenue dans ce que l’on imagine être un processus
lent, ardu et insécure.
Débarrassé de la pression inhérente à
la parution d’un véritable album, le brestois a
donc l’occasion de composer là des choses un peu
différentes, laisser affleurer librement des idées
qu’il aurait peut-être écarté de son
disque à venir… tout en insinuant encore (c’est
le propre de l’"auteur") une partie de ses thématiques
dans la commande à honorer.
L’accointance de l’univers Tiersen avec les visions
maritimes n’étant plus à démontrer,
l’on comprend que l’idée d’évoquer
Tabarly ne l’ait pas rebuté. Il renoue pour le
coup avec la veine totalement instrumentale de ses débuts
("La Valse des monstres"), et propose une quinzaine
de jolies miniatures majoritairement pianistiques, censées
illustrer la vie et les paroles du vieux loup de mer.
Tout ceci est mélancolique à souhait, évocateur
(avec un minimum d’instruments et de variations harmoniques)
de grands espaces, sentimental rêveur et un petit peu
mortifère, comme toujours…
Mais tout cela n’est-il pas un poil trop évident,
aussi ? Qu’est-ce que ce projet apporte comme nouveauté
dans l’univers du musicien ? Lui permet-il de faire évoluer
ses habitudes d’écriture ?
C’est là notre légère déception
: l’album est "tiersenissime" en diable, conforme
en tous points à ce que l’on pouvait attendre de
lui, sans grande surprise ou révélation. Il déploie
les ambiances minimalistes habituelles, qui auraient tout aussi
bien pu illustrer "Goodbye Lenin" ou "Amélie
Poulain", sans que l’on y trouve de différence
notable. L’idée même du "projet parallèle",
censé permettre l’exploration de sentiers inconnus,
l’expérimentation d’idées nouvelles,
s’en trouve limitée, voire réduite à
néant.
Cette impression de déjà entendu, relève-t-elle
d’une cohérence d’écriture, ou bien
d’un léger ressassement ? Difficile de trancher
trop violemment, même si, à force de semi-déceptions
accumulées, la deuxième option commence à
faire son chemin…
Dans ses meilleurs disques, Yann Tiersen a prouvé qu’il
n’était pas qu’un simple compositeur, mais
savait aussi écrire de somptueuses chansons, où
les paroles (les siennes ou celles d’autres artistes)
accolées à ses mélodies apportaient un
supplément de forme et de sens : les musiques minimalistes
et les textes ascétiques se mariaient idéalement
et permettaient de dépasser leurs anorexies respectives,
accédant à une richesse nouvelle.
Revenu à ses simples instruments, l’écriture
du brestois redevient du coup un peu plus pauvre : la culture
rock dont il s’est toujours targué (et qui ne nous
rebutait pas, au départ) l’empêche désormais
de proposer des configurations plus amples et ambitieuses, et
l’on finit par mesurer les limites (criantes) de son univers
mélodique et harmonique.
Qui plus est, le parti pris majoritairement pianistique tend
encore à accentuer l’impression de monotonie, et
l’on accueille les (rares) apparitions d’autres
instruments ou de tonalités avec gratitude. A cet égard,
il est curieux de constater que la plage la plus émouvante
et mystérieuse, "Eire", qui clôt le disque,
ne comporte que de lointains crins-crins violoneux, et s’éloigne
assez de la sacro-sainte mélodie "figurative"
pour laisser entrevoir une autre possibilité - peut-être
la tentation de la musique contemporaine, qui sait ?
Cela ne dure que quelques secondes, mais s’avère
finalement plus audacieux et "inspirant" que tout
le reste, nous laissant (enfin) rêver à de nouveaux
horizons, moins convenus.
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