Un album solo de Thom Yorke, c'est un peu Noël avant l'heure, comme un album de Lennon après le Blanc. Comme une avancée de terre dans la mer noire, entre les rêves humides de Thom et ses doutes acérés.
Echappé de la monture Radiohead, l'homme à tête de radio livre un objet aux mille facettes, sans concessions ni faiblesses, car taillé pour l'élite, sorte de cheval schizophrénique mutilé par les plaies électroniques.
The Eraser, dans un sens, représente la malle à secrets de Thom, ses désirs enfouis sous les années de succès qui passent, et son amour de Brian Eno qui remonte enfin à la surface. Ouvrir ses victimes et ses compositions au scalpel en y insérant boîtes à rythmes tribales, échos et delays sans refermer son patient.
The Eraser, sans y réfléchir, représente l'oubli de soi dans la musique, comme une catharsis, un cri dans la nuit, seul et hypnotisé. Titre d'ouverture, la chanson éponyme "The Eraser" et son piano samplé à l'infini, ouverture vers l'espace, chant fantôme se baladant en coulisses.
Et puis vient le temps des mélodies orientales électroniques mixées au piano omniprésent sur "Analyse", storytelling à l'anglaise, construite comme la lente montée jusqu'à l'explosion. Voix parfaite et singulière de Thom, qui achève le chantier débuté sur Kid A et Amnesiac, à la recherche du Krautrock (Can, Cluster, Neu !) plus que des pop-songs du début. L'avancée dans les tranchées continue, et l'âme de Radiohead étonne par sa capacité à dériver dans la structure de ses chansons, loin du cliché couplet/refrain/pont/solo.
Un champ expérimental pour les générations futures, dans lignée des Boards of Canada, voila ce qu'est The Eraser. Un bon gros coup de pied dans le cul des guitares, absentes pour la plupart sur l'opus solo. Exception faite du très "I might be wrong" "The Clock" et ses guitares régulières comme un pendule, lourdes comme une massue allemande.
"Black swan", single utopique (Comprendre par là impensable car trop bon pour être diffusé sur les mass-médias) marque le début d'une nouvelle ère, où les riffs de basse torturées chercheraient en vain à étrangler les synthétiseurs pastoraux. "And it rained all night" paraphe l'ensemble lumineux comme une sentence définitive, une mélodie à base de samples et de machines, une nouvelle ère glaciaire et humaine, froide et éternelle, où le vent serait guidé par le souffle de Thom Yorke.
Clairement, le pathos et les cauchemars du névropathe influent sur l'ambiance onirique et malsaine de l'ensemble. La douleur est trop forte ("Harrowdown hill"), le bonheur est trop bon et meilleur reste à venir, en conclusion.
Atterrissage lunaire rappelant le Dark side du Floyd, amerrissage ouaté et brumeux sur "Cymbal rush", crossover entre le néant et la vie, enterrement des idées préconçues. Formule miracle mariant l'électro et le piano comme l'eau et la grenadine, amenant lentement, vicieusement la rupture et la transition vers les chants angéliques et le piano qui monte en sourdine, pour amener au deuxième mouvement de ce bal nocturne, avec près de deux minutes de jouissance absolue et instrumentale, soutenue par les claviers mystiques et la guitare en stratosphère. Beau comme la vie éternelle. Que reste-t-il après The Eraser ? Une amnésie partielle de la musique dans son ensemble, l'envie de pages blanches pour y copier l'art de Thom Yorke à ne se fier qu'à lui-même, l'art pour l'art, œil pour œil, et dent pour dent. Cet album, nos enfants en parleront longtemps, bien après nos réincarnations. |